GRANDE GUERRE
Bulles de guerre, l’essor de la BD au cœur de 14 - 18

La production de bandes dessinées intervient au début du XXe siècle, au moment même où la Grande Guerre éclate. Quand l’histoire s’écrit avec des bulles, les velléités de patriotisme ne sont jamais loin.

Bulles de guerre, l’essor de la BD au cœur de 14 - 18
« Flambeau, chien de guerre », Benjamin Rabier. © Gallica

La genèse de la bande dessinée se confond avec celle de la Première Guerre mondiale, aussi appelée la Grande Guerre, charriant avec elle tant de scénarios inspirés par la réalité. En 2020, à l’occasion de l’Année nationale de la bande dessinée, cet épisode a fait l’objet de plusieurs expositions et conférences, dont l’une organisée par l’Historial du paysan soldat de Fleuriel dans l’Allier. Que doit ce huitième art aux soldats ? Comment est-il devenu un objet de propagande ? Quels sont les premiers héros qui ont donné corps aux albums ? Autant de questions sur lesquelles se sont penchées des spécialistes. Danièle Alexandre-Bidon est historienne et chercheuse à l’EHESS¹. Pour elle, pas de doute, la Grande Guerre constitue le détonateur de l’essor de la bande dessinée : « Dans les tranchées, des poilus comme Léon Pénet ou Pierre Dantoine racontent leurs expériences de la guerre en mélangeant dessin et écriture. Ces carnets de croquis textualisés, qui s’apparentent à la bande dessinée même si les bulles sont absentes, apparaissent dès lors comme un moyen approprié de retranscrire, raconter et transmettre la guerre et son quotidien. Ainsi, des illustrés proposent aux jeunes lecteurs, romans à suivre et histoires en images avec déjà, pour certaines, des bulles de BD. Ces hebdomadaires, destinés aussi bien aux filles qu’aux garçons, les préparent à un nouveau conflit. »

Propagande

En ce début de siècle, les planches des bandes dessinées se lisent dans les journaux. On assiste, pendant la guerre, à la naissance de nouveaux illustrés qui traitent essentiellement du conflit. Toute une série d’hebdomadaires illustrés vont servir à soutenir un discours patriotique. Ainsi, des auteurs dont les dessins figurent dans des journaux tels que « Les Trois Couleurs », « La Croix d’Honneur », « La Baïonnette » ou encore « La Jeunesse illustrée » vont, de manière spontanée ou contraint par la censure, s’efforcer de se moquer de la « bêtise » du soldat allemand tout en rendant héroïque la figure du combattant français. La presse illustrée et la bande dessinée n’échappent pas à la mobilisation tout entière de la nation et sont utilisées comme des supports chargés de véhiculer un discours de propagande guerrière surtout auprès de la jeunesse. Par ailleurs, pour s’informer ou rompre l’ennui, les soldats lisent beaucoup sur le front. Ces publications ont aussi pour objectif de soutenir le moral des troupes.

Les histoires de Bécassine : « Bécassine pendant la guerre », « Bécassine chez les alliés » et « Bécassine mobilisée » paraissent successivement en 1916, 1917 et 1918, sous forme d’album.

« Bécassine chez les alliés »

Jean-Benoît Leduc, bibliothécaire à Riom (Puy-de-Dôme), a décortiqué en 2015 dans le cadre de sa licence « Gestion et mise à disposition des ressources documentaires », les aventures des héros et héroïnes de BD de l’époque : « Tout comme les Français, les héros de bande dessinée font la guerre. Créé en 1905 par Emile-Joseph-Porphyre Pinchon, le personnage de Bécassine est déjà connu avant le début du premier conflit mondial. Certaines de ses aventures paraissent dans le journal La Semaine de Suzette alors que le conflit fait rage. Les histoires de “Bécassine pendant la guerre”, “Bécassine chez les alliés” et “Bécassine mobilisée” paraissent successivement en 1916, 1917 et 1918, sous forme d’album. De son côté, l’hebdomadaire Fillette, qui est en concurrence avec le journal La Semaine de Suzette tout en étant davantage destiné aux petites filles, a pour vedette l’Espiègle Lili. Créée par le romancier Jo Valle et dessinée par André Vallet, Lili va elle aussi offrir aux lectrices et aux lecteurs un modèle d’engagement dans l’effort de guerre. Au contraire de Bécassine, Lili comprend le conflit. Le personnage n’est jamais représenté sur le front mais participe à la guerre lorsque, par exemple, elle libère son père prisonnier en Belgique ».

L’empreinte de la guerre

Sous l’effet de la guerre, les caractères de certains personnages évoluent comme le raconte Jean-Benoît Leduc : « Dans la série Les Pieds Nickelés publiée pour la première fois en 1908, les trois gredins à l’espièglerie maladroite s’opposent très souvent aux forces de polices qui font avorter leurs méfaits. Pendant le conflit, Louis Forton, lui-même combattant de la Grande Guerre, modifie le ton des aventures de ses trois brigandeaux un peu gauches. On assiste dès lors à une transformation de la nature même des personnages. Croquignol, Ribouldingue et Filochard gagnent en capacité, en intelligence, en astuce et en roublardise pour infliger des sales coups aux Allemands. Les trois camarades qui allaient jusqu’alors de mésaventures en mésaventures vont s’attaquer, de manière extrêmement bien organisée, à ridiculiser tous les Allemands et surtout le Kaiser, leur victime favorite ». Le dénigrement des soldats de la Deutsches Heer est un des thèmes favoris des auteurs de bandes dessinées contemporains au conflit. Souvent tourné en ridicule dans les vignettes destinées au public très jeune, le soldat allemand est assimilé à un ivrogne, à un monstre, à un assassin assoiffé de sang dans les planches aux graphismes plus réalistes. Tout comme la production française, la bande dessinée allemande a d’abord relayé l’idéologie nationaliste en favorisant un discours guerrier distant de la terrible réalité. Pendant la guerre, près d’une centaine de journaux publie des planches de bandes dessinées comme le Liller Kriegszeitung qui est accompagné d’un supplément illustré : les Kriegsflugblätter dans lesquels on trouve des dessins humoristiques et patriotiques.

Sophie Chatenet

¹ École des hautes études en sciences sociales.

Sous la plume de Jacques Tardi, la guerre suscite la rébellion
Premier tome de la série « Putain de guerre ! » s’intéressant aux années 1914,1915 et 1916.

Sous la plume de Jacques Tardi, la guerre suscite la rébellion

Né en 1946 dans la Drôme, Jacques Tardi est un auteur et dessinateur français. On lui doit notamment les aventures de la célèbre Adèle Blanc-Sec. Tout petit, il découvre l’histoire de ses deux grands-pères, soldats malgré eux de la Grande Guerre. Tous deux y laissent la vie. Son grand-père paternel succombe sur le champ de bataille alors qu’il est seulement âgé de 22 ans, tandis que son grand-père maternel décède après la guerre, victime du gaz utilisé dans les tranchées, alors que le jeune Tardi a cinq ans. Impressionné et terrifié par les récits de sa grand-mère qui lui expose les horreurs de ce premier conflit mondial, son histoire familiale est le point de départ de son intérêt puis de son obsession pour la guerre de 1914-1918 puisque certains de ses récits sont le relais des histoires de ses grands-parents. En 1974, est publiée « Adieu Brindavoine », première bande dessinée dans laquelle Tardi met en scène la Grande Guerre. Il crée le personnage de Brindavoine, « poilu » désobéissant et contestataire dont le conflit va, outre l’amputer d’un bras, lui dérober son insouciance et ses illusions. Finie l’homélie patriotique véhiculée par la bande dessinée contemporaine au conflit, le discours de Jacques Tardi est celui de la révolte. Une de ses caricatures met en scène un général qui croise un soldat amputé du bras droit en s’exclamant : « Non, vrai, vous êtes gaucher ? Ben vous en avez de la veine ! » Ce cynisme et cette impertinence lèvent assurément le voile sur une vision très critique de la Grande Guerre. En 2014, une exposition sur son traitement de la guerre a eu lieu à Angoulême. A. P.

Première page du centième numéro de l’hebdomadaire La Jeunesse illustrée, publié en 1917. Elle montre les atrocités commises par les soldats allemands.