Prévention
L’alcoolisation fœtale, un tabou qu’on a du mal à regarder en face

Pendant leur grossesse, 10 % des femmes consomment de l’alcool, parfois juste de manière ponctuelle et festive. quatre femmes sur dix déclarent pourtant ne pas avoir été informées des dangers par un professionnel de santé. L’association Saf France estime qu’un enfant sur 1 000 est concerné par le syndrome d’alcoolisation fœtale et un sur 100 par d’autres troubles en lien avec cette alcoolisation. 

L’alcoolisation fœtale, un tabou qu’on a du mal à regarder en face
Thomas, sur cette photo âgé de 3 ans, porte sur son visage les signes physiques de l’alcoolisation fœtale. © Vivre avec le Saf

L’histoire de Thomas fait écho à celle de tant d’autres enfants atteints du syndrome d’alcoolisation fœtale (Saf). Adopté à l’âge de trois ans par une famille française, ce petit Polonais est aujourd’hui un homme âgé de trente ans. « Lorsque nous sommes allés le chercher à l’orphelinat, nous avons découvert un enfant très en dessous de la taille et du poids moyens pour son âge. Il y a dix ans, un syndrome Saf complet a été diagnostiqué chez Thomas par des médecins canadiens. Sa mère biologique a sûrement consommé de l’alcool enceinte », raconte Catherine Metelski, sa mère adoptive et présidente de l’association Vivre avec le Saf.

Des troubles physiques  et neurologiques

Le syndrome d’alcoolisation fœtale, visible à la naissance, se traduit par un retard de croissance, un petit périmètre crânien et des malformations faciales, des signes physiques visibles sur le visage de Thomas : une microcéphalie, une racine de nez très creuse, un espace nez-lèvres sans relief, une lèvre supérieure fine, le menton très petit et en retrait, une malformation des oreilles et un pli d’épicanthus qui donne à ses yeux une forme bridée. « Le Saf est la partie émergée de l’iceberg, la forme la plus grave mais aussi la moins courante dans la grande famille des TCAF, troubles causés par l’alcoolisation fœtale. Ils regroupent non seulement des handicaps physiques mais aussi cognitifs et comportementaux rencontrés chez la plupart des bébés exposés à l’alcool in utero, explique Denis Lamblin, pédiatre spécialisé dans les TCAF et fondateur de l’association Saf France. Les dommages les plus importants sont ceux causés au cerveau de l’enfant qui se développe tout au long de la grossesse. Quand une femme enceinte consomme des boissons alcoolisées, l’alcool traverse la barrière placentaire et expose le fœtus au même niveau d’alcoolémie que sa mère, alors que son foie est immature et incapable de métaboliser la molécule. »

Le docteur Lamblin réalise depuis les années 1990 un grand travail d’éducation et de sensibilisation à La Réunion où le syndrome d’alcoolisation fœtale toucherait 17 000 personnes. © France TV

Un enjeu global de société

Selon des études internationales de prévalence réalisées par des épidémiologistes reconnus, on estime qu’en France, 1 841 enfants seraient atteints chaque année de TCAF. Néanmoins, aucun recensement précis n’existe en dehors des informations recueillies pour remplir les registres de naissance des hôpitaux. Or, chez de nombreux enfants, les signes physiques sont peu ou pas visibles à la naissance. Les troubles cognitifs se déclarent plus tard, souvent lorsque l’enfant est scolarisé. « Nous sommes face à un vrai problème de société dont la réponse n’est pas seulement sanitaire. Nous ne résoudrons pas ce fléau en abordant le sujet que par l’action médicale. Il faut informer et impliquer davantage la justice, les services sociaux, le monde de l’éducation et du travail car les enfants atteints de TCAF ont, pour la grande majorité, tous été confrontés à des situations de précarité, de détresse psychologique, d’échec scolaire, d’emprisonnement. Il est assez simple de comprendre que les hôpitaux et les professionnels de santé ne peuvent agir seuls », soutient Denis Lamblin, ayant réalisé à partir des années 1990 un important travail d’accompagnement auprès des mères malades à La Réunion, le département français le plus touché. « Les femmes que nous suivons pour addiction sont dans 90 % des cas des femmes victimes de violences, sexuelles ou autres. Saf France essaie d’optimiser le travail des sages-femmes, des travailleurs sociaux, des juges, des centres d’accueil pour les accompagner au mieux. Nous intervenons aussi dans les collèges. Nous ciblons 15 000 collégiens car 15 000, c’est le nombre de naissances par an sur l’île », souligne le pédiatre.

Une insertion très délicate

Si tout ce travail en réseau se structure depuis 30 ans grâce au travail d’une poignée de professionnels spécialisés, des progrès restent à faire, notamment du côté de la formation du corps médical français (voir encadré). Lorsque Caroline Faber-Mann, mère biologique d’une petite Chloé, 46 cm pour 2 kg à la naissance, commence à avoir des doutes sur l’état de santé de sa fille, elle consulte. « J’ai bu quelques gorgées d’alcool pendant ma grossesse sans connaître les risques. Tous les médecins que nous avons rencontrés ont mis le comportement de ma fille sur le compte des troubles et déficits de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH). Très peu sont formés au syndrome d’alcoolisation fœtale. Il n’y a pas de centres pour ces enfants, les parents sont vite paumés et déstabilisés. J’ai dû faire appel au docteur Lamblin pour diagnostiquer ma fille, faute d’alternatives », indique-t-elle. « Pour Thomas nous avons été pendant plus de 10 ans désemparés face à ses accès de colère et à l’impossibilité de maîtriser ses émotions. Il ne faut pas que d’autres familles vivent ce qu’on a vécu », alerte Catherine Metelski. Chloé, elle, est hypersensible, un rien la déstabilise, elle a besoin de repères, de ritualiser ses journées, à défaut elle est perdue. Cette jeune femme est passée par de grosses crises d’angoisse, elle a connu la boulimie, l’anorexie, la scarification… « Son insertion dans la société a été très difficile. Cela fait vingt que je l’aide à avancer, j’ai l’impression de payer ma dette ! » reprend sa mère. Quant à Thomas, au passé marginal marqué par la rue et par l’alcool (les enfants exposés à l’alcoolisation fœtale ont sept fois plus de risque de sombrer dans l’alcool, ndlr), il ne garde aucune rancune vis-à-vis de sa mère biologique. « Les choses sont faites, je ne la connais pas, je ne lui en veux pas », lâche-t-il. S’il avait aujourd’hui un message à faire passer aux femmes enceintes, ce serait le suivant : « Il n’y a pas de filtre entre vous et votre bébé. Soyez vigilantes, un seul verre suffit pour commettre l’irréparable ».

Alison Pelotier
Pour toute question et renseignement, deux numéros d’appels : 06 92 39 58 56 et 06 92 01 38 21.

Sensibilisation par la voix des vignerons

 
Dans le Tulois (Grand-Est), vignerons et soignants de la maternité de Nancy se sont rapprochés en 2013. Depuis, ce partenariat peu commun perdure dans une volonté de sensibiliser le grand public au danger de l’alcool pendant les neuf mois de grossesse. « Les vignerons de la confrérie de la Capucine cherchaient une salle pour fêter la Saint-Vincent, à l’époque j’étais adjointe à la mairie de Villey-Saint-Etienne (Meurthe et Moselle). Je leur ai proposé de s’impliquer dans des conférences de sensibilisation au côté du monde médical. L’idée que le message " zéro alcool pendant la grossesse " passe par la voix des vignerons, c’est fort ! » explique Anne Walther, ambassadrice Saf France Grand-Est, psychomotricienne au sein d’un centre d’action médical précoce (CAMS). « Nous aimerions que ce genre de démarche s’étende dans d’autres départements viticoles, notamment en Aura. Nous nous sommes rapprochés de l’Union des métiers et de l’industrie hôtelière (UMIH), impliquée dans le Safthon1. Les Brasseurs de France et la Fédération française des vins d’apéritifs ont aussi rejoint le mouvement », ajoute Denis Lamblin. L’association travaille en ce moment sur la création d’une collerette à positionner autour du goulot de la bouteille d’alcool portant un message clair : « Enceinte chaque verre est une prise de risque. Autant ne pas boire pendant neuf mois ». 

1 Événements organisés dans toute la France autour du 9 septembre, journée mondiale du syndrome d’alcoolisation foetale, pour récolter des dons.

Une équipe addictologie de liaison périnatale au CHU de Grenoble
Roselyne Martel, médecin généraliste (à gauche) et Aline Noblet, sage-femme tabacologue (à droite), au sein de l’Elsa Périnatale au CHU de Grenoble. © Alison Pelotier

Une équipe addictologie de liaison périnatale au CHU de Grenoble

Au sein du service périnatalité du CHU de Grenoble, l’équipe de liaison et de soin en addictologie (Elsa Périnatale) accompagne depuis septembre 2020 les femmes enceintes ou nouvellement mères ainsi que leurs conjoints ayant des conduites addictives. « Un binôme sage-femme-infirmier (e) passe par demi-journée dans plusieurs maternités iséroises (clinique mutualiste, clinique Belledonne, clinique des Cèdres à Echirolles, hôpital Couple-Enfant, hôpital de Voiron et CHU de Grenoble, ndlr) dans le but de repérer de possibles addictions et d’accompagner les femmes en difficulté. Il y a trop de grossesses impactées par l’alcool que nous découvrons tardivement. Si on repère tôt, on anticipe la prise en charge dès la naissance de l’enfant avec un suivi médical plus rapproché », explique Aline Noblet, sage-femme tabacologue au sein d’Elsa Périnatale. « Nous souhaitons sensibiliser le plus largement possible les sages-femmes libérales ainsi que les plannings familiaux. Souvent la question des addictions se résume à deux simples questions en consultation de début de grossesse : "Pas de tabac ? Pas d’alcool  ? " un peu comme si cela allait de soi ! La réalité est plus complexe et le travail de repérage délicat. Il y a un vrai changement d’approche à avoir. Cela passe par des questions plus ouvertes, plus de bienveillance et moins de jugement », complète Roselyne Martel, médecin généraliste au sein de l’équipe de liaison. Et Aline Noblet d’ajouter : « Quand j’accompagne une femme addicte à l’alcool, je ne la vois pas comme une mauvaise mère. Je lui ouvre le champ des possibles. Plein de techniques existent aujourd’hui pour vaincre ou estomper une addiction à l’alcool en complément d’un traitement médicamenteux adapté à la grossesse : la méditation, l’acupuncture, l’intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires (EMDR)... C’est à la patiente de se saisir des opportunités. » 

A. P.
Elsa Périnatale - Mail : [email protected] - Tél. : 04 76 76 93 37

Les malformations faciales

Les malformations faciales
Morphologie du visage du jeune enfant SAF (d’après A.P. Streissguth) © Vivre avec le Saf