ODEUROPA
Dans le sillage des parfums de l’Histoire

Un groupe d’historiens, d’experts en intelligence artificielle, de chimistes et de parfumeurs va recréer les odeurs qu’on trouvait en Europe du XVIe au XXe siècle, et constituer une encyclopédie des odeurs.

Dans le sillage des parfums de l’Histoire
L’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek. ©Odeuropa

Odeuropa. Le nom de code d’un projet un peu fou qui ambitionne de restituer les odeurs du passé. Et à l’échelle européenne s’il vous plaît, le projet étant financé par l’Union. Grâce à l’intelligence artificielle (IA), une quarantaine de chercheurs, historiens et chimistes compte donc recréer les odeurs de l’Europe de naguère pour constituer une véritable encyclopédie olfactive du vieux continent. Inédit et tellement ambitieux. En effet, si les senteurs et les parfums du passé sont souvent décrits dans les livres, les mots ne permettent pas de les restituer pleinement. Financé à hauteur de 2,8 millions d’euros par le programme européen Horizon 2020 et étendu sur trois ans, Odeuropa s’intéresse à la place des odeurs dans les cultures européennes, et à la manière dont celles-ci ont pu être façonnées, influencées par le fait de sentir.

En quête de sens dans les textes

L’équipe de chercheurs derrière Odeuropa a commencé son travail en novembre 2020 en partant à la recherche d’un maximum d’éléments et de descriptions des odeurs dans les textes du patrimoine européen, mais aussi dans les représentations visuelles de la nourriture ou d’autres éléments dégageant des informations olfactives. La première étape du projet est le développement d’une intelligence artificielle dont le rôle est de scanner des milliers de textes historiques européens rédigés dans sept langages différents. Elle y cherche les descriptions de parfums en tout genre, leur contexte, et détecte aussi les éléments aromatiques dans les peintures d’antan. Pour former l’intelligence artificielle, les chercheurs procèdent à des « marquages types » dans les textes afin de nourrir l’algorithme d’apprentissage automatique. Ainsi, il apprend par exemple, qu’en français, une odeur, selon qu’elle est considérée comme bonne ou mauvaise, peut aussi être désignée par les termes « parfum », « senteur », « fragrance », « arôme », « effluve », « bouffée », « fumet », « émanation », « exhalaison », « puanteur », « relent », « remugle », etc.
Il apprend de même les adjectifs qualifiant un parfum ou une chose odorante, les verbes indiquant la diffusion d’une odeur, ceux liés à l’acte de sentir. Mais l’algorithme fonctionne aussi à partir d’expressions types telles que « cela sentait X », « un parfum de Y », « une bouffée de Z », etc.

Encyclopédie des odeurs

Les informations ainsi rassemblées devraient aider à l’élaboration d’une vaste encyclopédie des odeurs de l’Europe d’il y a 100 à 500 ans. On y retrouvera aussi des discussions sur les personnes pour qui ces odeurs ont joué un rôle important, et sur la signification qu’elles avaient pour elles. Cette immense archive indiquera aussi comment les parfums étaient utilisés et comment ils étaient créés par les « nez » de l’époque. L’air de Paris au XVIe et XVIIe siècle avait par exemple probablement une touche de romarin, car cette plante était pour les habitants de l’époque un remède contre la peste et a donc été très utilisée. À l’inverse, les chercheurs feront sans doute ressortir la puanteur des villes européennes de la Révolution industrielle. Peut-être découvrira-t-on ce que sentaient les sels que l’on voit brandir dans les films pour revigorer une dame évanouie, ou peut-être saurons-nous bientôt ce que sentaient les différents types de tabac qui furent consommés partout en Europe ?

 

Les cinq sens, de Louis-Léopold Boilly. ©Wellcom Collection

Des odeurs qui ont du sens

« Une fois ces senteurs identifiées, le travail des experts commencera », explique Raphaël Troncy, enseignant-chercheur à l’école d’ingénieur Eurecom entre Nice et Cannes, et membre de ce projet. « On va travailler avec des chimistes et des entreprises qui créent des odeurs voire avec des parfumeurs à partir de recettes de cuisine, de descriptions chimiques de ces odeurs. On va en resynthétiser un certain nombre pour les recréer », explique-t-il. Le but est tout simplement d’engager, dans la découverte patrimoniale et l’apprentissage de notre passé, un nouveau sens, l’odorat. Bien sûr, toutes les odeurs n’intéressent pas les chercheurs. Celles qui entreront dans la base de données Odeuropa seront celles qui s’avèrent avoir une signification culturelle ou historique majeure. Les odeurs sont en effet de puissants rappels d’expériences de notre propre passé, en particulier des souvenirs liés à notre enfance. Préserver les odeurs est donc un moyen de préserver notre histoire.
Sophie Chatenet

Sentir, un sens essentiel 

L’épidémie de Covid-19 a causé une vague sans précédent d’anosmie (perte partielle ou totale de l’odorat), provoquant une prise de conscience de l’importance de ce sens négligé qu’est l’odorat dans l’être au monde. Le projet Odeuropa, qui aurait certainement paru farfelu il y a une vingtaine d’années, s’inscrit au sein d’un mouvement croissant de revalorisation de ce sens et de mise en avant de ce qu’on peut appeler la culture olfactive.

Les odeurs de la bataille de Waterloo 

« Le soir de la bataille de Waterloo », du peintre britannique Ernest Crofts, montre Napoléon quittant le champ de bataille après la défaite de son armée en 1815.


Dans le cadre d’Odeuropa, la possibilité de recréer les effluves de la bataille de Waterloo a été mentionnée. Le parfum des chevaux, de la poudre à canon, de la terre mouillée, de la sueur et du sang, mais aussi, pourquoi pas, de l’eau de Cologne si prisée de Napoléon 1er. Une première reconstitution de ce genre, à l’initiative de l’historienne de l’art néerlandaise Caro Verbeek, est déjà présentée au Rijksmuseum d’Amsterdam en écho à la représentation de la bataille par le peintre Jan Willem Pieneman.