C’est un savoir-faire vieux de plus de trois siècles qui n’est aujourd’hui plus pratiqué que par une poignée d’artisans. Au centre-ville de Romans-sur-Isère, Frédérick Y.M. Gay est l’un des derniers éventaillistes de France. Dans son atelier Appâts d’Anges, il crée des pièces uniques inspirées de la riche et vaste histoire de cet objet méconnu.
Dès les premières minutes de discussion, Frédérick Yvan Manuel Gay déroule le fil de l’histoire de l’éventail : la corporation des éventaillistes créée par Louis XIV et Colbert ; le marqueur social que représentait cet objet pour les femmes de la cour ; l’évolution des modèles selon les monarques; l’arrêt brutal de sa production pendant la Révolution, puis sa démocratisation au XIXe siècle, avant une quasi-disparition à l’entre-deux-guerres. « Quand la corporation des éventaillistes a été créée, c’était pour répondre aux besoins de la cour, mais surtout pour exporter ces objets dans le monde entier de façon à faire rayonner le génie français », souligne l’éventailliste de 52 ans. Ces créations uniques nécessitaient à l’époque de longs mois de travail et faisaient intervenir plus de vingt corps de métiers différents, de la création de la monture aux étoffes, en passant par la peinture et les broderies. Connu sous le nom de paravent de la pudeur, l’éventail était alors un objet aristocratique et artistique que tous s’arrachaient.
Un objet intemporel
Frédérick Y.M. Gay a le débit de parole rapide de ces hommes passionnés que rien ne peut arrêter. Il suffit de l’écouter un instant pour éprouver de la curiosité envers cet objet qui semblait banal quelques minutes plus tôt. En réalité, l’éventail est loin d’être uniquement rafraîchissant ! « On le retrouve dans tous les rites religieux, monothéistes, chamaniques ou spirituels », confirme le spécialiste qui explore toute cette histoire dans ses créations. Car avant d’être un artisan, Frédérick est surtout un artiste. « J’ai fait les beaux-arts à Lyon, puis un DESS mode et création pour devenir acheteur dans l’industrie du luxe… Mais j’avais d’abord un intérêt pour la peinture et la question de la pudeur, du regard, du genre », déroule-t-il. Il réunit tous ces intérêts à l’occasion d’un stage à Paris où il découvre la fabrication d’éventails chez l’un des derniers maîtres d’art français, Anne Hoguet. Dans cet atelier, cette production française quasiment éteinte reprend vie dans le respect de la tradition. Après sa formation, l’éventailliste romanais travaille dans un premier temps avec des collectionneurs qui cherchent à restaurer ces objets anciens. « Pour un collectionneur d’éventails, la pointe de l’art contemporain, ce sont les pastiches d’art déco et d’art nouveau. C’est quelque chose que je sais faire mais ça m’ennuie très vite », reconnaît-il. C’est ainsi qu’il commence à se tourner vers les collectionneurs d’objets d’art, transformant ses éventails en peintures ou sculptures à part entière. « Et on peut évidemment les utiliser, les ouvrir, les fermer, mais ce n’est pas le cœur du sujet », poursuit l’éventailliste.
Des pièces uniques faites main
La partie « utilitaire » n’a toutefois pas été abandonnée par le créateur. Il est notamment l’éventailliste de la maison de haute couture Duvelleroy. Dans son atelier, des pièces d’entrée de gamme sont aussi exposées pour permettre à tous de pousser la porte de l’atelier, rue Pêcherie dans le centre-ville de Romans. « Il y a tout de même un intérêt plastique dans ces créations, insiste-t-il. Il s’agit toujours de pièces uniques, coupées et montées à la main, numérotées, signées. La rivure [pièce métallique qui fixe la monture] est aussi la même qu’au XVIIe siècle, c’est-à-dire martelé avec une pièce de bijou. On est dans un petit morceau d’histoire utilitaire qui reste accessible ! » Comptez 110 euros pour un éventail de ce type, 200 à 300 euros de plus pour de la haute façon et 500 euros pour un éventail peint à la main.
Les œuvres d’art tiennent aussi une grande place dans son activité quotidienne. « Celui-ci par exemple, c’est un éventail qui m’a été commandé pour le couronnement de Charles et Camilla et qui est exposé au musée de l’éventail londonien », illustre-t-il en pointant une grande photo d’éventail accrochée au mur. Avec une monture d’origine datée de 1880, l’éventailliste a dû imaginer une création en lien avec cet événement royal. « Ma proposition balaie 150 ans d’histoire de l’éventail français, la forme cabriolet typique des productions de 1900, la fente pour servir de masque, les palmettes de cuir plutôt XXe », relate-t-il. Au centre, un lion et cupidon avec une harpe juchée sur son dos, représentant l’amour et le pouvoir. Qu’il s’agisse de cette œuvre commandée, du flabellum* de Toutânkhamon revisité, des systèmes cachant deux tableaux comme à l’époque de Louis XVI, ou de pièces contemporaines créées à partir de cuir… les dizaines d’éventails exposés à Appâts d’Anges du sol au plafond ont été imaginés et fabriqués de A à Z par Frédérick. « Je fais tout sauf la monture pour l’entrée de gamme », assure-t-il.
L’éventail romanais comme œuvre d’art
Pourtant, son activité est en passe de changer du tout au tout. Dans les prochaines semaines, Frédérick va devenir le directeur artistique d’une maison d’éventails parisienne historique, délocalisée à Romans-sur-Isère. « On veut travailler dans l’idée d’un circuit très court, avec l’industrie du cuir de luxe, la bijouterie et essayer de mettre en avant toutes les ressources spécifiques à notre territoire », précise l’éventailliste. Fort de ses vingt ans d’expérience, de l’aura de la maison et avec l’aide d’un ingénieur et d’un chef de produit marketing de luxe, Frédérick Y.M. Gay entend développer des objets d’exception destinés, dans un premier temps, à la clientèle américaine et de Dubaï. Un volet formation est aussi en réflexion pour amener de nouvelles personnes à découvrir l’éventail, son patrimoine historique et son potentiel artistique. « Sur les dix ou quinze ans qu’il me reste à travailler, je veux vraiment essayer de ramener l’éventail sur le terrain de l’objet unique et de l’œuvre d’art », annonce-t-il.