Transition agroécologique : des agriculteurs prêts, mais pas sans filet
Le 20 mars, à l’école d’ingénieurs en agronomie, agroalimentaire et environnement (Isara) de Lyon, les Shifters ont présenté « La grande consultation des agriculteurs », une étude menée en 2024, qui s’inscrit dans le cadre de leur projet global : donner la voix aux agriculteurs pour documenter leurs attentes, leurs freins et leurs leviers à la transition bas carbone. Un travail présenté par Julien Saillet, éleveur d’ovins à Burdignin (Haute-Savoie).
The Shift Project est une association d’intérêt général, engagée dans la transition bas carbone française et européenne. L’un de ses objectifs est de réduire les dépendances au pétrole, gaz, charbon, et de limiter les émissions de gaz à effet de serre. La grande consultation des agriculteurs a été menée auprès de 7 711 agriculteurs, avec l’appui d’un échantillon qualitatif de 70 entretiens : ces derniers révèlent une réelle passion pour leur métier qui perdure, mais un cadre économique qui freine l’élan à de nouveaux projets.
Un métier sous pression
Si 67 % des agriculteurs se disent satisfaits de leur métier, ils ne sont que 46 % à considérer leur ferme comme économiquement rentable. Et pour cause, les préoccupations sont nombreuses : entre coût de l’énergie, volatilité des marchés, foncier inabordable, pression réglementaire et complexité administrative, les difficultés s’accumulent. 86 % d’entre eux sont inquiets vis-à-vis du changement climatique. Les maladies animales sont également une source d’inquiétude prégnante chez 74 % des éleveurs, tout comme le manque d’eau (72 %), les ravageurs des cultures (68 %), ou encore la diminution de l’efficacité des produits phytosanitaires, le déclin de la biodiversité, les espèces invasives ou encore l’érosion des sols. « Nous avons l’un des métiers les plus complexes et les moins rémunérateurs », témoigne un céréalier. La majorité estime que le métier s’est complexifié au fil du temps. Sans parler de la pression relative à la transmission des exploitations : les agriculteurs sont inquiets pour l’avenir de leur ferme quant à sa reprise. Alors qu’un tiers des exploitants aura plus de 60 ans d’ici 2030, transmettre sa ferme reste un défi de taille. « Il y a deux problèmes au renouvellement des générations en élevage : le samedi et le dimanche », lâche avec amertume un agriculteur interrogé.
En effet, les obstacles à la reprise sont eux aussi nombreux : manque de visibilité économique, rémunération souvent trop faible… « La seule profession qui a le droit de vendre à perte », résume un autre. Ainsi, les installations hors cadre familial peinent à se développer, la capacité à transmettre son exploitation devient une source d’inquiétude majeure pour le monde agricole. D’autre part, seulement 14 % de jeunes (18-29 ans) exercent des responsabilités au sein des instances agricoles. Les accompagnements sont donc précieux : à l’heure où les agriculteurs sont encore prêts à faire des changements pour la transition écologique, ils ont besoin de perspectives rassurantes.
Passion et engagement
Concernant le bien-être professionnel, les nouvelles sont meilleures : les agriculteurs restent de vrais passionnés. Malgré une prospérité économique qui n’est pas toujours à la hauteur, ils sont 33 % à être satisfaits de leur métier et 34 % à en être très satisfaits. Mais seulement 34 % d’entre eux estiment que leur exploitation est prospère, 12 % la considèrent très prospère : le paradoxe d’une profession souvent éprouvée mais passionnée. « Économiquement, c’est catastrophique. Mais humainement, socialement et techniquement, le métier est extrêmement stimulant », témoigne un éleveur. Pour beaucoup, la ferme n’est pas qu’une entreprise : elle est un projet de vie, une fierté, un ancrage dans un territoire. Une passion qui perdure, mais qui continue, bien sûr, à cohabiter avec le besoin de vivre dignement de son travail. Le rapport traduit un phénomène clair : si les agriculteurs restent debout, c’est parce qu’ils croient en leur métier. Sur le terrain, les initiatives en faveur d’une agriculture durable foisonnent, notamment en grandes cultures :
91 % des répondants à « La grande consultation des agriculteurs » souhaitent augmenter leur recours aux engrais organiques (63 % l’ont déjà mis en œuvre et 28 % souhaitent le faire). La majorité souhaite diminuer l’utilisation des produits phytosanitaires, cultiver des variétés plus résistantes ou encore diminuer les engrais de synthèse. 82 % valorisent la culture de légumineuses, 81 % souhaitent aménager leur terrain. Plus de 70 % pratiquent ou souhaitent pratiquer l’allongement des rotations des cultures, une agriculture de conservation des sols et du désherbage mécanique. En élevage également, les agriculteurs aspirent à l’autonomie alimentaire du troupeau, avec une demande forte pour l’intégration cultures-élevage (66 %). « Il faut redéployer l’élevage à l’échelle du territoire. Aller contre la spécialisation des régions qui est un gros problème. La Bretagne accumule de la fertilisation au point de polluer ses nappes et l’océan. Les solutions : répartir la matière organique pour déclencher la fertilisation là où il y en a besoin en France ; relocaliser les troupeaux et faire en sorte qu’ils soient mobiles à l’échelle du territoire », assure l’un des répondants.
Besoin de soutien
Avant d’accéder à ces projets et d’accélérer la transition, 81 % des agriculteurs citent des freins d’ordre économique : investissements trop lourds, incertitude sur les débouchés, rentabilité insuffisante… « J’aurais mieux gagné ma vie si je n’avais pas changé mes pratiques », confie un arboriculteur. 87 % des répondants conditionnent leur transition à un appui financier. Ils attendent une juste rémunération des services environnementaux, des prix garantis via des contractualisations pluriannuelles et une sécurisation des débouchés. « 80 % du pas en avant fait par les agriculteurs sera par une incitation financière », confirme un éleveur. Les attentes se portent également sur les politiques agricoles : 88 % placent la souveraineté alimentaire en priorité d’ici 2050, et 77 % réclament une adaptation des dispositifs aux spécificités régionales, tout en dénonçant une concurrence déloyale des importations. « Je ne peux pas faire mieux et plus vertueux si le même produit est importé moins cher », assure un viticulteur.
Charlotte Bayon
Repenser l’agriculture
Les travaux du Shift Project appelle à une transformation du secteur agricole d’ici 2050. L’association insiste sur la nécessité d’un modèle agricole résilient, sobre en carbone et viable économiquement. Le potentiel nourricier de la France est immense : elle pourrait subvenir aux besoins de plus de 150 millions de personnes en 2050. Mais l’agriculture souffre d’une triple vulnérabilité, face au climat, à l’énergie et à la dépendance aux intrants. 80 % des engrais azotés sont issus de gaz fossile et 72 % des consommations des fermes dépendent toujours du pétrole.
« Techno-paysanne »
Le rapport du Shift Project propose alors de potentielles solutions à mettre en place de manière simultanée : stocker davantage de carbone dans les sols, réduire l’usage de l’azote minéral à hauteur de 70 % et faire évoluer les systèmes d’élevage vers davantage de pâturage et d’autonomie des exploitations. Le rapport incite également à réduire les émissions de CO2, actuellement estimées à 48 millions de tonnes par an. Nathalie Gaillet-Boidin, présente à la conférence, a pu faire part de son expérience en tant qu’agricultrice reconvertie depuis dix ans.
« J’ai revu énormément de croyances lorsque je suis devenue agricultrice. C’est un métier particulièrement complexe. » Cette dernière a souhaité développer une agriculture non motorisée, dans une ferme totalement pédestre. « Que ferions-nous, si demain nous n’avions plus d’électricité ? Nous optimisons de très petites surfaces, ce qui nous permet d’être très productifs au mètre carré. Par ailleurs, tout est aménagé autour de la gestion de l’eau, qui ne s’écoule pas, mais se stocke dans le sol de notre ferme. » Jocelyn Dubost, éleveur en Isère, participe à la « techno-paysanne » en innovant à travers du matériel ancien : « nous récupérons des matériaux anciens ou systèmes motorisés pour les remettre à neuf, ce qui nous permet de nous inscrire dans une logique plus économe, sans pour autant se défaire de la technologie dont nous avons besoin », explique-t-il.