Au Bénin, le pari fou de deux hommes pour révéler la richesse de la terre

«Parfois, je me demande pourquoi je me suis lancé dans l'agriculture, soupire Pierre Tounoukouin. Certains ont investi leurs économies pour s'offrir une villa sur la plage et moi j'ai créé la ferme Rogatien ». Au bout d'une piste en terre battue qui serpente sur des kilomètres à partir d'Abomey, ville du département du Zou, dans le sud du Bénin, et franchit deux fois la rivière, se trouve la ferme Rogatien, construite au fil des ans et qui emploie aujourd'hui une dizaine de personnes. En 2007, l'avocat parisien, béninois d'origine, a acheté 20 hectares de terres en pleine savane pour enfin y réaliser un rêve d'enfant : cultiver la terre. Il y a consacré 200 millions de francs CFA (environ 300 000 euros) et la banque lui a prêté 500 000 euros au taux de 13 %.
Dans des box en béton, 58 cochons roses, noirs ou bicolores, de différents âges, s'ébrouent. À côté, mille poules pondeuses caquettent dans un vaste poulailler, divisé en plusieurs box, qui peut en accueillir cinq fois plus. « L'élevage est un secteur d'avenir, mais il faut maîtriser le processus du début à la fin », estime Pierre Tonoukouin, qui a pour projet de construire un abattoir quand il pourra à nouveau investir. Quinze hectares ont été dédiés à la culture de tomates et de piments, production principale de la ferme écoulée sur le marché national. Le ronronnement d'un groupe électrogène, unique source d'alimentation électrique, ne parvient pas à perturber la quiétude de la ferme, écrasée par la chaleur moite de la fin de la saison des pluies. La veille, des orages ont raviné une parcelle de tomates. « Il leur faudrait des abris légers pour les protéger des pluies, note Sylvain Bernard, maraîcher dans le Vaucluse. Une nuit de précipitations a réduit à néant le travail d'une journée. Les ouvriers replantent des racines nues avec une machette, ils ont pris cette habitude. Ils ont des outils, mais ne savent pas s'en servir, personne ne leur a expliqué. Je ne ferais pas mieux qu'eux si je n'avais pas les machines ».
L'agriculteur français faisait partie de la délégation des Producteurs de légumes de France, emmenée par le président, Jacques Rouchaussé, et le directeur, Bertrand Rival, qui a passé une semaine au Bénin à la mi-octobre à l'invitation de Ganiou Soglo. Ce dernier, âgé de 55 ans, s'est lancé en 2013 dans l'exploitation de terres familiales à Lanzron, près de Zinvié, après une carrière dans la finance et la politique (il a été député à partir de 2003, puis ministre des sports et de la culture de 2007 à 2011 sous le président Thomas Boni Yayi). Vingt hectares ont été dédiés à la culture maraîchère sur la cinquantaine que compte le domaine, évalué à 600 000 euros. Tomates, piments, patates douces, légumes à feuilles... poussent sous l'œil vigilant d'une trentaine de salariés encadrés par trois techniciens. Ganiou Soglo et Pierre Tonoukouin souhaitent s'appuyer sur la technicité des paysans français pour surmonter les difficultés techniques qui les empêchent d'obtenir les rendements escomptés et une production régulière.
Potentiel inexploité
Ce pays d'Afrique de l'Ouest bénéficie d'un sol très fertile, envié par les agriculteurs français mais, paradoxalement, les terres en friches courent à perte de vue. « L'agriculture est un secteur délaissé par les Béninois, des intellectuels qui méprisent le travail de la terre, explique Ganiou Soglo, qui a créé la Compagnie du Bénin. C'est une question de mentalité, il faudrait leur montrer qu'il existe des modèles de réussite dans l'agriculture et pas uniquement en politique. Pierre et moi sommes malheureusement des précurseurs et nous en payons les conséquences : nous ne sommes pas aidés ». Pourtant, les deux agriculteurs qui ont créé un groupement d'intérêt économique refusent de renoncer. « Pour une raison profonde, familiale, confie Pierre Tonoukouin. Mon père travaillait dans une compagnie de textile et avait une petite activité d'éleveur pour améliorer l'ordinaire. On a l'impression qu'on peut se couper de tout cela quand on change de métier. Je suis devenu avocat, mais j'avais envie d'être agriculteur. Mon frère cadet Ghislain s'occupe de la gestion de la ferme, où travaillent également mes sœurs. Nous entretenons la mémoire familiale ». C'est mû par un adage, « la terre ne ment jamais » et un objectif, « transmettre un héritage à ma fille, lui laisser le choix de poursuivre sa vie en France ou de rentrer au Bénin », que Ganiou Soglo, fils d'un ancien président de la République du Bénin, a sollicité les agriculteurs français. À terme, il projette d'étendre la superficie de la Compagnie du Bénin à 1 000 hectares, tout en nouant des partenariats avec des unités de transformation. « Tout est une question de technique et de moyens financiers, mais on y arrivera. On est condamnés à réussir pour montrer l'exemple, insiste-t-il. Le Bénin doit développer son agriculture pour nourrir sa population et répondre aux besoins de la sous-région ». « Notre taux d'endettement est aujourd'hui élevé, on rencontre des difficultés à recruter des ouvriers et des cadres compétents, renchérit Pierre Tonoukouin. Voilà la réalité de l'agriculture au Bénin. Pour autant, je ne suis ni désabusé, ni résigné. J'ai l'espoir que les difficultés ne seront que passagères et qu'on remplira nos engagements ».
Murielle Kasprzak
