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Interview

« C’est qui le patron ? ! » : nouveau modèle de création de valeur

Martial Darbon, président de la coopérative laitière Bresse Val de Saône dans l’Ain, est l’un des instigateurs de la démarche « C’est qui le patron ? ! ». Il revient sur la genèse de la marque et plus largement sur la question de la création de valeur.
« C’est qui le patron ? ! » : nouveau modèle de création de valeur

La coopérative laitière Bresse Val-de-Saône, dans l'Ain, existe depuis 1990. A sa tête, depuis 1991, Martial Darbon. Le verbe haut et la conviction forte, il a vu évoluer son métier et les conditions de commercialisation du lait, aboutissant à la paupérisation, jusqu'à un stade critique, des professionnels de son secteur. Du démantèlement de l'Union* à laquelle appartenait la coopérative Bresse Val-de-Saône à l'abandon des contrats passés par le groupe de Montmélian* en 2010, les producteurs coopérateurs ont dû, et su, rebondir pour ne pas sombrer.
Pour Martial Darbon, qui produit, avec son épouse Martine, 430 tonnes de lait, des céréales en grande partie autoconsommées et engraisse quelques taurillons, « le changement de modèle » s'est esquissé à ce moment-là.

Quelle était votre situation lorsque le projet de la marque « C'est qui le patron ? ! » est né ?
Martial Darbon : « En 2010, lorsqu'il a annoncé clairement l'abandon des contrats d'autogérance de son entreprise à Méximieux (Ain), produisant essentiellement du fromage râpé pour Leclerc, le groupe de Montmélian (Le Fromager savoyard) était dans une situation extrêmement compliquée. En effet, les prix étaient dérisoires et cela devenait pour nous - la cinquantaine d'éleveurs de la coopérative Bresse Val-de-Saône - presque insoutenable (...).
Puis, fin 2015, l'embargo russe nous a privé du marché italien, que nous alimentions depuis 2013, subitement envahi par les surplus de lait allemand. Cela nous a plongé dans une tourmente de dégringolade de prix, puisqu'au printemps 2016 nous étions payés entre 200 et 220 € la tonne. Il nous fallait trouver des solutions (...) Nous sommes finalement allés frapper à la porte de la grande distribution, en présentant nos exploitations, nos possibilités d'adaptation, etc. L'objectif était de leur faire comprendre que, sous leur nez, des gens étaient en train de crever. Fin juin 2016, nous avons ainsi rencontré le responsable national lait frais de Carrefour, lequel a estimé que nous étions capables de répondre à une demande de ses consommateurs. »

Quelles ont été, justement, les adaptations que vous avez dû faire pour aller plus loin dans cette démarche ?
M. D. : « Carrefour nous a immédiatement interrogé sur notre capacité à donner à nos animaux une alimentation sans OGM. Nous avons vite fait le bilan : très peu de gens achetaient du tourteau de soja car il était très cher. Il a donc été assez facile de tracer et de rentrer dans leurs exigences, avec un vrai souci de travail collectif. L'autre point concernait l'embouteillage : nous souhaitions nous rapprocher de la laiterie de Saint-Denis-de-l'Hôtel (LSDH), dotée d'une bonne segmentation et d'une usine en pointe sur la traçabilité, avec laquelle travaillait déjà Carrefour. »

« C'est qui le patron ? ! » est aussi la synergie entre votre acte de production et la volonté de consommateurs via le web...
M. D. : « Ce même été nous ont été présentés Nicolas Chabanne et Laurent Pasquier, sous l'effet des "Gueules cassées" et de leurs ventes de légumes moches. Un questionnaire avait été mis en route, dont émergeait un cahier des charges. L'échelle de valeur proposée nous a beaucoup surpris ; nous l'avons tout de suite validée. Plus de 7 000 consommateurs de la région parisienne avaient déjà répondu. La communication via internet a été un vrai accélérateur pour nous ! C'est ce qui nous a sauvé. Cela est ensuite allé très vite pour que le plus de gens possible s'en sortent. Début novembre 2016, les premiers laits sortaient en région parisienne et en Rhône-Alpes, soit 1 200 hypers et supermarchés Carrefour, rejoints en fin de compte par les magasins locaux. »
Que pèse actuellement la marque dans l'économie de vos exploitations ?
M. D. : « Nous sommes passés de 30-35 % de nos volumes de lait consommés par "C'est qui le patron ? ! à plus de 93,4 % aujourd'hui, après que Carrefour ait renoncé à être le débouché exclusif de la marque. Désormais, nous avons choisi de ne plus limiter la production à notre seul bassin laitier, parvenu au maximum de son potentiel. En créant des rayons vides, nous nous pénaliserions. D'autres bassins étaient prêts. Aujourd'hui, toute la grande distribution française vend la marque. Nous livrons 38 millions de litres de lait et sommes sur une courbe annuelle de 43 à 45 millions. »

Combien perçoit le producteur ?
M. D. : « Le litre de lait est vendu au détail à 99 centimes d'euro. 93,4 % de ce litre sont payés au producteur 39 centimes, auxquels s'ajoute le prix d'achat de la matière grasse par LSDH en complément. Cette matière grasse est payée 365 € la tonne. »

Aujourd'hui, la création de valeur passe-t-elle obligatoirement par ces passerelles recréées avec les consommateurs ?
M. D. : « Depuis trente, je me bats pour rendre acceptable l'incompréhension des mondes syndical et coopératif, qui ne se comprennent toujours pas, avec l'objectif prioritaire du revenu des producteurs. C'est très compliqué car on fait porter à l'un des maillons de la filière la responsabilité d'un marché mondial alors que, personnellement, je considère que cela n'en est pas un. Je suis persuadé que l'on peut avoir une échelle de valeur monétaire nationale qui représente notre réelle valeur ! Ce qui m'inquiète, c'est le risque de voir disparaître des petites régions alors même qu'elles ont un modèle économique qui correspond aux territoires.
Dans la démarche "C'est qui le patron ? ! c'est cette échelle de valeur qui est écrite par le consommateur, qui veut savoir comment il dépense son argent et a lui aussi une responsabilité. Certaines filières, comme le comté AOP, s'en sortent très bien sans faire appel au consommateur. Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. » 

Propos recueillis par Tiphaine Ruppert
* L'Union régionale des coopératives de vente de lait (URCVL).