Double peine pour le lait cru

« Ce que je ne digère pas, c'est qu'on accuse sans savoir ! » Véronique Princet, gérante de la fromagerie Le Murinois, garde un souvenir amer de la crise sanitaire qui a frappé la filière saint-marcellin fin avril. « On vous appelle et, du jour au lendemain, vous n'avez plus le droit de fabriquer ni de vendre en raison d'une suspicion d'Echerichia coli, raconte la productrice. On vient faire des prélèvements chez vous et, pendant onze jours, vous êtes dans l'incertitude. Vous vous demandez si vous ne vivez pas un cauchemar. »
Un cauchemar que Le Murinois chiffre à près de 10 000 euros de perte. En effet, début avril, suite à l'infection d'une quinzaine d'enfants par une souche d'Echerichia coli particulièrement virulente (O26), les ministères en charge de la santé et de l'agriculture ont ordonné le retrait et le rappel de saint-marcellins et de saint-féliciens au lait cru fabriqués dans la Drôme par la Fromagerie alpine.
Commercialisation suspendue
En Isère, la crise a directement concerné 16 producteurs de lait collectés par la Fromagerie alpine, dont deux produisent des fromages ou livrent du lait au Murinois. La Direction départementale de la protection des populations (DDPP) a immédiatement réagi. « La commercialisation des fromages étant suspendue pendant l'enquête, l'enjeu était d'aller vite dans les investigations chez ces deux fabricants artisanaux de fromages afin de vérifier si les lots de fromages et le lait produit étaient conformes, tout en évitant de les bloquer trop longtemps », explique le directeur de la DDPP, Stéphan Pinède. Des échantillons ont été prélevés dans 19 lots de fromages en stock et envoyés au laboratoire. Dans le même temps, chez les producteurs de lait, les filtres de machine à traire ont été analysés pendant cinq jours consécutifs. « Nous avons fait le choix d'un contrôle officiel, donc pris en charge par l'Etat », précise le patron de la DDPP.
Les résultats ont peu tardé à sortir, mais se sont tous avérés négatifs. Une souche pathogène Escherichia coli a toutefois été « mise en évidence sur des filtres à lait chez un producteur, mais il s'agit d'une souche différente de celle à l'origine du pic épidémique », provoqué par la souche d'Echerichia O26 à l'origine de la crise, indique Stéphan Pinède. Qui ajoute : « Le fait qu'on n'ait pas trouvé trace d'O26 ne veut pas dire qu'il n'y en ait pas eu. Nous n'avons pas de confirmation analytique, c'est vrai, mais il faut savoir que cette bactérie est très difficile à détecter : les doses capables de provoquer une infection sont infimes. Nous effectuons les analyses sur des échantillons de 25 grammes. Il se peut que la bactérie soit ailleurs, dans le reste du produit, et que l'on soit passé à côté. » Voilà pourquoi, aux yeux de l'administration, l'enquête épidémiologique prime. Or, celle-ci a « permis d'identifier un lien possible entre la consommation de fromages au lait cru saint-marcellin et saint-félicien [de la Fromagerie alpine] et la survenue de la maladie », rappelle l'Agence nationale de santé publique. D'où la « suspicion » dont les producteurs ont fait les frais.
Précaution ou surréaction ?
Le problème, c'est que cette « suspicion » a été vécue comme une condamnation. « C'est l'image de toute une filière qui en a pris un coup », se désole Véronique Princet. Les responsables professionnels sont plus sévères. Sans remettre en cause le bien-fondé du principe de précaution, Frédéric Blanchard, président de l'APFI et de l'Association nationale des producteurs fermiers laitiers, dénonce « un affolement et une surréaction totalement irrationnelle » de la part des services de l'Etat. En parallèle de la gestion de la crise sur le terrain, les préfectures ont en effet communiqué sur le « risque lié à la consommation de produits au lait cru et autres aliments sensibles chez les jeunes enfants » partout en France. Dans certains départements comme la Haute-Savoie, un courrier a même été envoyé aux mairies déconseillant « fortement » de faire consommer ces produits « aux jeunes enfants et aux personnes vulnérables ». Alertés par ces communiqués officiels, les médias ont relayé à foison ces recommandations sanitaires, accentuant d'autant le malaise de producteurs fermiers qui se sont sentis pris entre deux feux.
« On voudrait flinguer le fromage au lait cru qu'on ne s'y prendrait pas autrement », grince un producteur de saint-marcellin isérois. « Le lait cru, c'est la base de la typicité de nos produits, appuie Frédéric Blanchard. Nous travaillons depuis 20 ans sur la maîtrise sanitaire. La conscientisation des producteurs est extrêment forte. Cette crise révèle un changement d'attitude de la part de l'administration et nous en sommes extrêmement inquiets. » Le président de l'Association des producteurs fermiers de l'Isère est d'autant plus préoccupé qu'il voit, dans les injonctions nationales de non-consommation de lait cru liquide ou solide, les effets d'un lobbying exercé par les industriels laitiers impliqués dans les AOP. « Le lait cru, ça les embête. C'est difficile à gérer. Regardez ce qui s'est passé dans le camembert ou le pont-l'évêque : ils ont réussi à faire accepter le lait thermisé dans les cahiers des charges. »
Le directeur de la DDPP de l'Isère affiche plus d'optimisme. Annonçant que les préfets de l'Isère et de la Drôme rencontreront les acteurs de la filière le 24 juin pour tirer les enseignements de la crise, il invite les producteurs à élaborer des solutions permettant d'« attester la qualité du travail des producteurs », comme le fait le Pass lait cru en Savoie. A condition bien sûr de l'adapter.
Marianne Boilève
Focus sur le Pass lait cru
Suite à plusieurs crises sanitaires qui ont affecté les filières laitières savoyardes depuis 2014 (salmonelles, STEC, etc.), l'Interprofesson laitière savoyarde a cherché à renforcer le niveau d'exigence sur la maîtrise sanitaire de ses fromages. Elle a ainsi construit un dispositif préventif prenant en compte l'ensemble des germes pathogènes. C'est le "Pass lait cru".Depuis 2016, tous les producteurs laitiers engagés dans la filière réalisent un diagnostic composé d'une douzaine de critères. Si tous les objectifs sont atteints, l'exploitation est qualifiée "Pass lait cru". S'ils ne le sont pas, un suivi individuel est mis en place, constitué d'un accompagnement technique et d'une contre-visite. A la fin du processus, si tout va bien, l'exploitation obtient sa qualification. Si les objectifs ne sont toujours pas atteints, le lait ne peut plus servir aux fabrications fromagères.