L’espace rural, un bien commun à se partager
l'espace rural qui a de multiples attributs et fonctions est complexe à gérer.

Guillaume Dherissard, vous êtes directeur du groupe de réflexion Sol et civilisation. Quelles sont les menaces qui pèsent sur les espaces ruraux aujourd'hui ?
Guillaume Dherissard : « L'espace rural est un espace multiconvoité. Pour les habitants des villes, il est vu comme une zone disponible pour construire des habitations. Il est convoité pour y installer des infrastructures : routes, voies ferrées, etc. Il est intéressant pour des acheteurs, des collectivités locales, qui y voient des réserves foncières pour l'urbanisation, il est convoité pour ses caractéristiques environnementales intéressantes (écologistes, chasseurs, promeneurs), mais aussi par le monde agricole lui-même parce que certains y voient une possibilité de s'agrandir. L'espace rural est également convoité par le touriste de passage pour ses beaux paysages, par les professionnels du tourisme qui y voient un fond de carte pour attirer du monde. Aussi, on voit nettement qu'il y a une logique d'artificialisation à l'œuvre, on parle de l'équivalent d'un département de foncier productif qui disparaît tous les sept à huit ans à cause des infrastructures ou de l'urbanisation. On voit également un phénomène de mise sous cloche d'un certain nombre d'espaces pour tout un tas de raisons : zone de protection de la nature, espace réglementé pour préserver la biodiversité, entretenir tel ou tel écosystème, protection des captages d'eau, etc. L'un dans l'autre, il y a une pression sur les espaces productifs dans le milieu rural. La question qui se pose ensuite est comment on gère un objet aux multiples dimensions : productive, naturelle, patrimoine, touristique, sur lesquelles s'exercent différentes stratégies. »
Justement, comment gérer ces pressions qui s'exercent sur l'espace rural ?
G. D : « Réguler l'espace rural est complexe car c'est un objet qui a de multiples attributs et fonctions, et qui héberge de nombreux acteurs. Il y a classiquement deux moyens de gestion qui sont souvent couplés. Le premier consiste à laisser faire le marché avec l'offre et la demande. Si l'on fait jouer le marché, il y a certaines fonctions qui ne sont pas prises en compte par les agents économiques. Pour y remédier, on fait jouer la réglementation, parfois déléguée à un échelon local : ville, réserve naturelle, parc. Nous constatons que le couplage de ces deux systèmes n'est pas idéal. Il ne permet pas de réduire la pression foncière et crée plus souvent des conflits d'usage qu'il ne génère des fonctionnements coopératifs. Par exemple, le monde agricole ne supporte plus de crouler sous la réglementation. On arrive à des organisations kafkaïennes, entre les directives européennes et les règles nationales, il y a des centaines de règles et de zonages. Cela crée donc beaucoup d'insatisfaction pour les acteurs et ce n'est pas efficace. »
Quelles autres solutions peuvent être envisagées ?
G. D : « L'autre façon de faire, c'est de considérer que l'eau, les sols, la biodiversité, la nourriture, le vivre ensemble..., pour lesquels le foncier est une interface, sont des biens communs. Ils ne nous appartiennent pas en soi, mais ils nous sont communs. Ils peuvent donc être gérés par des modes de gouvernance reconnaissant la pluralité des acteurs et des points de vue tout en cherchant à répondre aux enjeux du territoire. Cette logique est assez nouvelle car elle repose sur une gestion multi-acteurs. Ce mode de gestion est plus récent. Certains dispositifs de gestion publique vont un peu dans ce sens-là comme certaines politiques foncières participatives qui visent à voir à moyen et long terme l'avenir d'un territoire, en considérant que tous les acteurs ont leur mot à dire. On engage des dispositifs dits participatifs à base d'enquête publique. Mais il est possible d'aller encore plus loin avec la gouvernance collaborative. On ne demande plus seulement l'avis des acteurs, mais ils deviennent moteurs de la solution avec un enjeu gagnant-gagnant. »
Est-ce qu'il y a des exemples d'enjeux de territoire qui sont gérés comme cela ?
G. D : « Des dispositifs aussi aboutis, il y en a peu. Le syndicat mixte du Forum des marais atlantiques qui gère une grande zone humide fonctionne ainsi, tout comme l'Institut patrimonial du Haut Béarn (IPHB) qui a été créé il y a plus de vingt ans pour accompagner la réintroduction de l'ours dans les Pyrénées. Ce sujet source de conflit entre les écologistes et les bergers est géré par un dispositif de facilitation entre acteurs. Le mode de fonctionnement des parcs naturels régionaux adopte un peu ces idées avec la charte territoriale de développement construite pour 12 ans même s'ils font plus de l'animation technique que de la facilitation entre les acteurs. »
Est-ce que la France est prête pour ce genre de gouvernance ?
G. D : « Bien sûr, c'est très loin de la logique descendante, jacobine, universaliste à la française et descartienne qui tient pour acquis qu'une solution est valable partout et tout le temps. À l'inverse, dans des modes de gouvernance collaborative, on est dans une autre logique, plus contextualisée. Ce genre de gestion a été mis à l'honneur en 2009 lorsqu'une économiste et politologue américaine, Elinor Ostrom a reçu le prix Nobel d'économie pour son travail sur la gouvernance des biens communs. La reconnaissance scientifique de ce genre de démarche collaborative est donc récente.
Avant, elles étaient jugées peu crédibles mais Elinor Ostrom montre que l'homme n'est pas un loup pour l'homme, mais qu'il peut collaborer selon des dispositifs adaptés à partir du moment où les acteurs d'un territoire reconnaissent comme commun un certain nombre d'enjeux. Le monde de gestion actuelle ne satisfait personne, il est peu efficace et peu satisfaisant pour tous les acteurs. Je pense qu'il y a un retour vers la logique territoriale. On fait de plus en plus confiance aux territoires et donc c'est une fenêtre d'opportunité. Il faut que les institutions publiques comprennent que leur rôle est d'être un facilitateur et non d'avoir une solution pour tout. C'est un changement de mentalité, une métamorphose. Le collaboratif est subtil comme mode de gouvernance, ce n'est pas le monde des bisounours. C'est une autre façon de gérer la conflictualité entre les gens. On la gère en donnant aux acteurs tout ou partie de la solution. » n
Propos recueillis par Camille Peyrache
Pour en savoir plus : www.soletcivilisation.fr