Accès au contenu
Manade cuillé

La Camargue, terre d’élevage du taureau

En Camargue, région naturelle formée par le delta du Rhône qui s’étend sur 15 000 hectares
entre le Gard et les Bouches-du-Rhône, le taureau “raço di biou” est élevé en liberté. À Générac, dans le Gard,
la famille Cuillé en élève depuis les années 1970 au domaine des Pavillons.
La Camargue, terre d’élevage du taureau

Dans la grande salle en pierres et poutres apparentes du mas des Pavillons, à Générac, trône la tête naturalisée de Rousset. Le taureau au cou robuste a hissé la réputation de la manade Cuillé jusqu'aux sommets dans les années 1970, alors que les quatre frères et sœurs de la famille faisaient leurs premiers pas dans la course camarguaise. « Mon grand-père, négociant en vin, avait une propriété en Camargue, le domaine du Grand Badon, et laissait le troupeau d'un voisin paître sur ses terres, explique Benjamin Cuillé, 29 ans. En échange, il lui a cédé quelques vaches. Mon père, ses deux frères et sa sœur ont été mordus et ont demandé à leur père d'avoir des taureaux. Il a accepté en leur imposant deux conditions : que ça ne coûte pas d'argent et que ça ne soit pas un métier ».

Un cheptel de 300 têtes sur 300 hectares

La manade Cuillé s'étend aujourd'hui sur 300 hectares, entre Générac et Saint-Gilles, sur lesquels pâturent 300 bovins. Le cheptel se divise en 150 vaches, dont environ 90 femelles qui donnent naissance à une soixantaine de veaux chaque année, et 150 taureaux. Taureaux et vaches se nourrissent d'herbe, ainsi que de foin et de luzerne l'hiver. Chaque jour, le gardian, Gaëtan Naval, fait le tour des prés pour remplir les abreuvoirs, vérifier les clôtures et s'assurer que les animaux se portent bien. Une fois par an, le troupeau est rassemblé dans le corral pour les traitements vétérinaires : rare intervention directe de l'homme dans sa vie. Le biou, nom donné au bœuf en provençal, a la particularité d'être un animal presque sauvage qui vit en liberté. Les vachettes sont sélectionnées à l'âge de 2 à 3 ans lors de courses à la manade : les plus braves, les plus combattantes seront des génitrices, les autres satisferont la gourmandise des amateurs de gardiane de taureau (voir encadré). Les jeunes taureaux sont également testés à peu près au même âge pour renouveler les rangs des étalons et des cocardiers, ces taureaux castrés qui sont les stars des arènes camarguaises, avec leur robe noire luisante et leurs cornes en forme de lyre. « Un cocardier demande du temps pour apprendre le jeu, il est en phase d'apprentissage de 4 à 8 ans et atteint le pic de sa forme à partir de 9 ans environ, explique Benjamin Cuillé. On en a une cinquantaine. En les castrant, ils se calment et perdent en puissance brute, mais gagnent en endurance et en souplesse, contrairement à un étalon, qui est plus volumineux avec un poitrail très développé. À force de pratiquer la course, ils gagnent en expérience et apprennent à prendre le raset. On sait que cet animal apprend de cent manières différentes. Les uns prennent goût au jeu, les autres ne penseront qu'à s'échapper en essayant de sauter la contre-piste et certains iront au combat. C'est assez inexplicable, on en sait assez peu sur le comportement des taureaux ».

Jusqu'à 850 courses camarguaises entre mars et novembre

Deux cocardiers ont rapidement permis à la manade Cuillé d'asseoir sa réputation dans les années 1970 : Rousset et Paco. « C'est du hasard et de la chance, raconte Benjamin Cuillé. Avec un biou d'or en 1981 et 1982, Rousset est pour nous le meilleur taureau de l'Histoire ». Le cocardier a fait connaître le patronyme Cuillé dans tout le périmètre de la course camarguaise, qui s'étend entre le Gard, l'Est de l'Hérault, les Bouches-du-Rhône et quelques communes du Vaucluse. Car dans la bouvine, tout repose sur la réputation. Les organisateurs de ce sport tauromachique veulent placarder des têtes d'affiches sur les portes des arènes pour attirer le public. Les courses camarguaises commencent en mars, avec le printemps, et s'achèvent généralement mi-novembre avec les premiers frimas d'automne. On compte quelque 850 courses pendant ces huit mois et en période estivale, il y a presque un rendez-vous quotidien. « La course camarguaise reste une manifestation inimitable, j'ai beaucoup d'espoir de la voir se développer et intéresser davantage de personnes habitants la région, en se structurant mieux et en communiquant », espère Benjamin Cuillé.

Le cocardier est un taureau mâle castré qui participe aux courses camarguaises. Ce sport tauromachique ancestral se déroule dans une arène, des raseteurs, jeunes hommes tout de blanc vêtu, doivent attraper à l’aide d’un crochet des cocardes fixées entre les cornes du taureau, dont l’intégrité physique est respectée. La course camarguaise met à l'honneur le cocardier, c'est lui la vedette et son nom sur les affiches est inscrit en caractères beaucoup plus grands que celui des raseteurs.
Avant la course, il y a l'abrivado, l'arrivée des taureaux dans l'arène encadrés par des gardians à cheval. Des attrapaïres, des groupes de jeunes garçons, ont pour mission de perturber la bonne marche du troupeau et donc d’éprouver la maîtrise des gardians de leurs bêtes, lors de l’abrivado ou du bandido, quand les bious sont reconduits au pré après la course.
Le jeune homme poursuit l'aventure avec ses aînés, Pierre, 42 ans, Amélie, 38 ans, et Vincent, 34 ans, en respectant le précepte imposé par son grand-père : chacun a un métier. « C'est la philosophie de la famille, la manade doit rester une passion et on ne doit pas en être tributaire financièrement, observe-t-il. Aucun élevage en Camargue ne vit exclusivement des bêtes, c'est économiquement impossible ». Les manades ont donc complété leur activité avec le tourisme en aménageant des chambres d'hôtes et autres gîtes ruraux sur leur propriété, en proposant des randonnées à travers la Camargue ou en organisant diverses animations (ferrades, jeux de gardians, courses de vachettes, locations de salles). L'histoire de la manade Cuillé continue aujourd'hui avec Mignon. La bête, née en 2003, flirte avec les sommets depuis cinq ans et a décroché un biou d'or cette année, le cinquième posé sur un meuble de la grande salle du mas. « C'est le couronnement de sa carrière et la reconnaissance du troupeau, s'enthousiasme le jeune manadier. Pour nous, c'est un bel honneur ». 

Murielle Kasprzak

 

Diversification : une AOP taureau de Camargue permet de valoriser la viande de taureau de Camargue, dit raço di biou. La viande de taureau se déguste principalement en gardiane, recette au vin rouge.

Valoriser la viande de taureau dans l'assiette

Les bovins qui ne sont pas destinés à la corrida (90 % du cheptel) partent à la consommation.

Les taureaux de race camarguaise mourraient de vieillesse au pré jusque dans les années 1980. « À l'abattoir, nous étions persuadés qu'à l'horizon des années 2000, les consommateurs axeraient leur alimentation vers des produits plus sains et que nous avions une carte à jouer en valorisant la viande de taureau », explique Olivier Roux, président de l'abattoir Alazard et Roux, situé à Tarascon (Bouches-du-Rhône). Les premiers bious s'invitent alors dans les assiettes et conquièrent les papilles. Mais très vite, la filière qui balbutie est confrontée à une concurrence déloyale et frauduleuse. Des démarches sont donc engagées pour obtenir en 1992 une AOC taureau de Camargue, la première pour une viande rouge et pour un produit agroalimentaire autre que le vin, qui a évolué en AOP en 1996. « Cette distinction a créé une émulation, on a commencé avec cinq éleveurs dans les années 1980, on en compte 105 actuellement », souligne le président de l’abattoir.
De 18 000 à 22 000 bious en Camargue
L’AOP concerne deux races bovines : raço di biou, race autochtone de Camargue et la race bovine de combat. Selon le syndicat de défense et de promotion de la viande AOP taureau de Camargue, la population de biou est estimée entre 18 000 et 22 000 têtes réparties dans 186 manades, dont la moitié élève un troupeau de plus de cent animaux. 91 élevages sont en AOP. Les mâles mesurent environ 1,30 m au garrot pour un poids variant de 300 à 450 kg, tandis que les femelles affichent une taille de 1,20 m au garrot pour un poids compris entre 200 et 270 kg. Leur lait est uniquement destiné à nourrir leur veau. Environ 7 000 taureaux de combat sont élevés dans 46 ganaderias situées en Camargue pour la majorité et dans le Sud-Ouest. Le mâle est plus grand (1,4 m) et plus robuste (400 à 650 kg) que le biou. Seuls les bovins qui ne sont pas destinés à la corrida, soit 90 % du cheptel, sont destinés à la consommation.
L'abattoir de Pays d’Arles, seul outil d’abattage de l’aire géographique de l’appellation, traite 2 500 taureaux par an pour 300 tonnes de viande environ, destinées aux boucheries (35 %), aux restaurateurs (35 %) et à la grande distribution, conditionnées en barquettes (30 %). « C’est un élevage en plein air, de façon extensive pour préserver le caractère sauvage des bovins qui ne sont nourris qu'à l'herbe, ajoute Olivier Roux. Ils ne sont pas finis aux céréales, ce qui donne une viande rouge maigre, riche en fer, et en minéraux avec les résurgences salines des marais. Le taureau de Camargue se déguste en gardiane (recette au vin rouge), en saucisson, chorizo, steak haché… »