Les fromages au lait cru, à remettre au menu, à la carte ?

La journée fut dense, les échanges nourris, et les interventions de qualité. En organisant un colloque sur les risques et les bénéfices de la consommation de fromages au lait cru, l'Inao et le Cnaol ont eu la riche idée de convier à la table du débat des spécialistes d'horizons bien différents : des chercheurs évidemment, d'éminents professeurs et médecins, mais aussi des acteurs de l'Inra, des historiens, des anthropologues... En effet, parler des fromages au lait cru, c'est convoquer au banquet des savoir-faire un pan entier de notre gastronomie française, des allégations nutritionnelles mais aussi des doutes, qui ont amené les pouvoirs publics, durant ces derniers mois, à durcir la pression sanitaire auprès des opérateurs au regard des risques de toxi-infections. Difficile cependant « d'aborder la question du lait cru sous le seul prisme du risque », estime Michel Lacoste, producteur de lait dans le Cantal et président du Cnaol (Conseil national des appellations d'origine laitières). Alors que 75 % des fromages d'appellation sont au lait cru, « il y a un intérêt à conserver ce type de fabrication, question de lien au territoire, de patrimoine culturel et gastronomique et de réponse aux attentes des consommateurs », selon Jean-Louis Piton, président du conseil permanent de l'Inao.
Un « concentré de nutriments »
D'un point de vue nutritionnel et organique, à l'aune de découvertes stratégiques sur le rôle du microbiote dans notre équilibre, il est nécessaire, selon Sylvie Lortal, ex-directrice de recherche de l'Inra du département microbiologie et chaîne alimentaire, d'objectiver le sujet : « Les fromages au lait cru sont dans notre diète bien plus qu'un concentré d'histoire. Ils représentent un concentré de nutriments du lait proches de leur état natif, c'est-à-dire peu ou pas impactés par le procédé, et la première source microbienne ingérée par l'homme ». Problème, au fil des décennies, la part de fromages au lait cru a fondu pour ne représenter plus qu'un dixième des fromages que nous consommons (contre 34 % en Italie), appauvrissant de fait notre diversité microbienne en nombre et en fonction. « Si l'hygiène a, ces dernières décennies, protégé des maladies contagieuses, l'érosion de notre microbiote a favorisé l'émergence de maladies de la modernité qui touchent le système immunitaire (allergie, asthme, maladie auto-immune), (diabète, obésité) ou le système nerveux. En 2025, 25 % des Européens seront concernés », explique Marc-André Selosse, professeur au Muséum national d'Histoire naturelle de Paris.
Un bouclier contre les allergies et l'asthme ?
Pour lui, « les pratiques traditionnelles, notamment en termes de spécialités fromagères, offrent un héritage et des sources d'inspiration à considérer avec attention ». Le projet européen « Pasture » vise justement à caractériser l'impact sur la santé des aliments microbiens comme les fromages au lait cru. « Les premiers travaux sont prometteurs », témoigne Christophe Chassard, directeur de l'unité mixte de recherche sur le fromage d'Aurillac. Dans le cadre de ce projet, depuis quinze ans, du dernier trimestre de grossesse de leur mère jusqu'à maintenant, plus de mille enfants vivant en milieu rural dans cinq pays (Allemagne, Autriche, Suisse, Finlande et France) ont été étudiés. La moitié vivait à la ferme. « La consommation de lait cru par l'enfant pendant la première année de vie et par sa mère pendant la grossesse est associée à une protection contre des manifestations de l'allergie. Les études complémentaires du projet « Gabriela », sur 8 334 enfants ont confirmé l'influence majeure de la consommation de lait cru, inversement corrélée à la survenue d'asthme, de sensibilisation atopique, et de rhume des foins, indépendamment des autres expositions de la ferme », analyse Amandine Divaret-Chauveau, pédiatre-allergologue au CHRU de Nancy.
Étiquetage pour informer les consommateurs
Pour autant, lorsque des toxi-infections alimentaires induites par des souches hautement pathogènes comme E.coli émergent, selon Bruno Ferreira, directeur général de la direction général de l'alimentation, « il est du rôle des pouvoirs publics de rappeler les mesures de prévention, à savoir éviter la consommation de lait cru par les populations de moins de cinq ans, les femmes enceintes et les personnes immunodéprimées ». Dans cet esprit, Anne Bronner, conseillère qualité du ministre de l'Agriculture indique « qu'un compromis vient d'être trouvé au niveau de la filière, de l'amont à l'aval, sur l'étiquetage des fromages au lait cru pour informer les consommateurs sans être trop alarmiste ».
La maîtrise de la qualité commence au pré
Reste que la question fondamentale est donc de déterminer comment améliorer la qualité sanitaire des fromages au lait cru sans altérer la diversité microbiologique qu'ils recèlent ? Pour les équipes de l'UMR « fromages » et « herbivores » de l'Inra, la maîtrise de la qualité est liée à bien des facteurs qui commencent par la gestion des surfaces fourragères. Fort d'une étude menée sur la zone de l'AOP saint-nectaire, Céline Delbès et Bruno Martin ont constaté que les « exploitations maîtrisant ou non la qualité sanitaire des produits ne se distinguent pas uniquement par la maîtrise des conditions de logement et l'hygiène de la traite. D'autres éléments liés à la cohérence globale du système d'élevage différencient les exploitations dans lesquelles des germes pathogènes ont été retrouvés de celles qui en sont exemptes. Ils se rapportent en particulier à la charge de travail des éleveurs, à la cohérence du système fourrager vis-à-vis de la taille du troupeau et à la maîtrise de l'alimentation des animaux au regard du niveau de production laitière ». Autant de pistes à explorer pour gagner en qualité et en réassurance.
Sophie Chatenet
Hafnia alvei 4597 / Une souche prometteuse
La souche hafnia alvei a été identifiée pour la première fois en 1954 dans du lait cru, puis retrouvée à maintes reprises dans des fromages traditionnels du type camembert ou livarot. Dans les années 1990, les contaminations des produits laitiers ont amené les industriels à pasteuriser le lait, perdant alors les arômes typiques appréciés par les amateurs de fromages. Hafnia alvei est aujourd’hui ajoutée en tant que ferment lactique dans le processus de fabrication des fromages au lait pasteurisé pour leur redonner une saveur d’antan. En 2015, des chercheurs de l’Inra, dans le cadre du projet Blastec, ont démontré sa capacité à inhiber les Escherichia coli produisant les shiga-toxines (STEC) et, plus récemment, Targedys, une entreprise de l’Ouest, en lien avec l’université de Rouen, a développé un probiotique intégrant cette souche, qui contribuerait à l’équilibre métabolique.Un peu d’histoire / Dis-moi quel fromage tu fabriques, je te dirai où et comment tu vis ?

Le rôle essentiel des micro-organismes dans cette transformation n’a été révélé qu’il y a un siècle et demi par Louis Pasteur, tout comme les risques sanitaires liés à cet univers microbien. « Tous les grands fromages ont été inventés à une époque où l’on ne savait pas qu’ils contenaient des ferments », suggère Sylvie Lortal.