Marche avec les loups : un film qui dérange

Cela aurait pu être un film animalier, réalisé par un amoureux de la nature, sur la piste du loup dans les Alpes. Mais si « Marche avec les loups » de Jean-Michel Bertrand hérisse à ce point les éleveurs et les bergers, c'est que son réalisateur s'est autorisé un mélange des genres qui dérange. C'est ce que sont venus dénoncer la cinquantaine d'éleveurs isérois, haut-alpins et drômois mardi soir 11 février, lors de la projection-débat, à La Mure, en Isère, en présence du réalisateur. D'autant que ce plateau matheysin est l'objet, en 2019, d'un front de colonisation du loup avec 118 attaques déclarées dans le périmètre de la communauté de communes qui ont fait 514 victimes, soit près de la moitié des bêtes prédatées dans le département.
Les 457 places du cinéma de La Mure étaient toutes occupées et le film a été lancé avec presque une heure de retard dans une ambiance électrique. Très remontés, les Jeunes agriculteurs des Hautes-Alpes ont investi la scène pour déployer deux banderoles, l'une avec la courbe ascendante de la prédation du loup en France, l'autre prônant la régulation du loup.
Saillie contre les éleveurs
Le réalisateur invite le spectateur à le suivre dans sa quête d'un jeune loup à travers le massif alpin. ça commence comme un Man vs Wild (1) où Jean-Michel Bertrand, très bien équipé, se met en scène dans ses différents bivouacs. Ses caméras nocturnes captent l'animal prétexte à sa déambulation alpine de
300 km, du Champsaur au Jura. Mais alors pourquoi à mi-film, « cette saillie contre les éleveurs ? » Jean-Michel Bertrand fait glisser son propos en plaidoyer contre toute activité humaine. Pendant quelques minutes, le film s'arrête sur des coupures de presse dont sont extraites des citations très dures à l'encontre du loup, faisant passer le monde de l'élevage pour sanguinaire et les élus comme favorables à l'éradication du loup. L'intention devient douteuse quand son commentaire poursuit sa charge en stigmatisant une coupe forestière (quid de la gestion durable de la forêt ?) et un quad (équipé de sa plateforme pour porter du matériel : sûrement un apiculteur ou un berger). On frise la malhonnêteté dans l'imprudent parallèle avec la disparition du gypaète barbu « autre victime de l'ignorance des hommes », comme le loup « diabolisé par des croyances » et victime « de postures et d'ignorance ».
12 500 brebis tuées
Pas étonnant que, lorsque les lumières se sont rallumées dans la salle, les éleveurs, ainsi mis en accusation dans ces quelques minutes de film en trop, ont demandé des comptes. Le réalisateur s'en défend, rappelant que c'est du cinéma, une fiction, mais reconnaissant qu'il s'agit d'un film militant. « Vous vous focalisez sur quatre minutes de film. Ce n'est pas le sujet » Dans la salle une bergère l'interroge : « Vous dites que vous n'êtes pas contre les éleveurs, alors pourquoi en parler de cette façon dans le film, avec ces coupures de journaux ? » La réponse est déroutante : « Je pensais que si je n'en parlais pas, les éleveurs allaient me tomber dessus ».
« Oui, mais c'est de la propagande », a lancé une personne dans le public. Pour le cinéaste, « il y a des positions dont une est très arc-boutée ». Il déclare que la majorité des éleveurs n'a pas de problème avec le loup mais qu'il y a une minorité
« complotiste » dont « la position agressive est basée sur la victimisation ».
Une victimisation qui se traduit par
12 500 brebis tuées en 2019, 11 chiens, 140 bovins, 450 chèvres et 11 équins, selon les chiffres de la Dréal, déclare un intervenant.
En Italie aussi
Pour le réalisateur, les attaques personnelles ne résoudront pas la question de la prédation en France. Il pense que lorsque « les troupeaux sont protégés, cela fonctionne. Les loups vont directement sur les troupeaux moins protégés ». Dans le public, on soulève la question des chiens de protection : « un problème pour les touristes, les élus et les éleveurs ». Des mesures de protection qui coûtent « des millions d'euros pour une efficacité nulle », estime un éleveur de Poligny, dans les Hautes-Alpes, village dont est originaire le réalisateur.
Le public non issu du milieu agricole interroge : « Existe-t-il des exemples de cohabitation réussie entre le loup et l'homme ? » Pour Jean-Michel Bertrand, « l'Italie n'est pas un pays de rêve ». Les problèmes sont tout aussi saillants dans les zones de colonisation. Mal indemnisés en dehors des parcs nationaux, les éleveurs ne déclarent pas les bêtes prédatées. A cela s'ajoute la question du braconnage, de sorte que la problématique loup est biaisée chez nos voisins.
Se parler
dans les montagnes
Tour à tour, les nombreux éleveurs s'expriment, veulent faire passer leurs messages : leur détresse, le coût du loup, l'abandon des alpages, l'enfermement des animaux, la perte de leur travail génétique, les interrogations des plus jeunes qui se demandent si cela vaut le coup de s'installer. Cependant, le réalisateur persiste à penser que les éleveurs se trompent de cible puis indique qu'il a fait l'objet de menaces de mort que seule la FDSEA a condamné. « Ce sont les éleveurs qui se suicident, est intervenu Yann Souriau, le maire de Chichilianne (38), agacé par les propos du réalisateur. Les élus soutiennent les éleveurs. Nous sommes au service de la communauté, nous protégeons les randonneurs comme les éleveurs et toute la population. »
Globalement, le grand public semblait peu sensible aux arguments présentés par les éleveurs. Le déni de la présence du loup persiste dans les esprits. La question du partage des espaces et des grands équilibres n'est pas tranchée. Seuls quelques privilégiés, comme Jean-Michel Bertrand, auront-ils accès demain à la montagne ? Restent les témoignages poignants d'éleveurs qui font mouche.
« Ce film présente la triste performance d'alimenter un débat compliqué que vous avez pris le risque de conduire seul », a conclu le berger-écrivain Patrice Marie. Il regrette : « On ne peut plus se parler dans les montagnes. Entre le loup et nous, il y a 5 000 chiens de protection. Et cela ne fait que créer de la division. »
Isabelle Doucet
(1) Seul face à la nature : émission télévisée américaine de survie dans la nature.
Témoignages / Les drames des élevages de montagne sont aussi des drames familiaux.
« Le loup a mangé les brebis, papa »
Elle prend le micro, émue, encore sous le coup de l’attaque qu’elle a subie en janvier. « J’ai eu trois juments tuées, explique Barbara Lefebvre, éleveuse de chevaux à Glandage dans la Drôme. La quatrième est morte de ses blessures. Puis j’ai perdu deux autres juments. Ce n’est peut-être pas le loup, mais suite au stress de l’attaque. » La voie étranglée, elle parle de la jument de son fils qui est morte et comment elle a dû apprendre à son enfant la triste nouvelle.« Je travaille dans le tourisme. Je mets des enfants, des adultes sur mes chevaux. J’en ai pourtant croisé des loups. Les chevaux marquaient l’arrêt et attendaient. Depuis l’attaque, ils ne supportent même plus mes chiens. Qu’est-ce que je vais faire cet été ? Je ne peux pas prendre le risque d’un accident. J’étais pour la cohabitation. Je pensais que c’était réalisable. Mais vous qui connaissez le loup, vous qui le suivez, lance-t-elle à Jean-Michel Bertrand, avez-vous des solutions ? » Le réalisateur est désolé mais parle de cristallisation après chaque attaque.Allez voir les éleveurs !Cédric Fraux, éleveur de brebis allaitantes à Lavaldens (38) et président des JA du canton de Matheysine, dit qu’il a perdu 10 % de son troupeau cet été. « J’ai vu ma fille de deux ans en pleurs me dire : le loup a mangé brebis papa », explique-t-il en mimant sa fille qui se touche le cou. Il poursuit : « Vous avez marché avec des loups mais, pour faire la démarche complète, allez voir les éleveurs ! » Il est vrai que la caution du film - symbole d’une possible cohabitation ? - est une poignée de main échangée avec un berger sur l’alpage du Taillefer. Une fable pour les éleveurs. I. D.
En bref : six loups dans la cour
« Les loups sont passés lundi matin », déclare Claudine Molli, propriétaire de la scierie Champollion à Susville (Isère). Elle n’en revient toujours pas : il ne s’agit pas d’une ou deux bêtes, mais d’une belle meute de six loups qui rôdait autour de chez elle, lundi 10 février au petit matin.
« Lundi après-midi des passants se sont arrêtés chez nous pour nous demander s’il n’était rien arrivé aux chevaux. Ils nous ont dit que le matin même, vers six heures, alors qu’ils partaient travailler, ils ont surpris dans les phares de leur voiture six loups qui sortaient de chez nous. Un peu plus tard, un autre jeune homme qui rentrait du travail nous a dit la même chose : il y avait six gros loups, deux sont sortis sur la route, sous son nez, il a freiné et les autres sont montés sur le talus. »
La scierie Champollion est implantée dans le hameau du Crey, à la sortie d’un lotissement. « Nous avons eu une attaque à main armée il y a dix ans et nous avons fait installer des caméras et une alarme. Sur la bande-vidéo, qui s’efface au bout de quelques jours, on voit bien les loups », décrit Claudine Molli. « Alors maintenant, avec six loups qui sortent de chez nous, on fait quoi ? », alerte-t-elle.
Cette habitante de Susville possède aussi un élevage de chevaux de race irish cob composé de six poulinières et d’un étalon.
« Je voulais ramener les juments dimanche, mais j’ai préféré les laisser une semaine de plus à Saint-Laurent-en-Beaumont », explique-t-elle. Ce qui leur a sûrement sauvé la vie. « Il y a trois poulinières qui vont mettre bas au printemps. Je demande une aide d’urgence pour protéger mes animaux. Il s’agit de les parquer dans deux paddocks en installant des fils rapprochés et branchés sur secteur ainsi que des projecteurs avec des détecteurs. »
Très en colère, elle veut faire savoir aux plus sceptiques que les loups sont dans la ville. « On voit les loups partout, reprend-elle. Attention aux animaux domestiques ! »
Claudine Molli exprime un sentiment de stupéfaction, d’inquiétude, mais aussi de colère car elle avait également, jusqu’à cet été, un troupeau ovin qui a été anéanti par le loup. « Nous avions dix-neufs brebis, il ne nous en est resté que deux que nous avons données. On n’en peut plus. On ne veut plus revoir ce qu’on a vu ». L’attaque a eu lieu le 30 août 2019 dans le parc de la centrale photovoltaïque de Susville. Un carnage : trente brebis prédatées sur les cinquante présentes dans le parc appartenant à deux éleveurs. Claudine Molli dit aussi son exaspération face aux incrédules qui restent persuadés, en dépit des preuves, des constats de l’ONCFS, des images vidéo, qu’il ne peut s’agir du loup. Sur un ton mi-amer, mi-caustique, par dépit, elle répond que les attaques sont perpétrées par des caniches, ou des tyranosaures « alors que les loups, on les voit partout ».
Cet épisode est intervenu la veille de la projection à La Mure du film Marche avec les loups, prouvant qu’il n’est nul besoin de bivouaquer pour les rencontrer à la sortie du cinéma.
Isabelle Doucet