« Ne pas s'obstiner à continuer dans le modèle agro-industriel »

« L'agro-industrie est dans la tourmente. Toute la filière nationale est impactée », a confié Jean-Louis Rastoin, agronome économiste et professeur émérite à SupAgro Montpellier, dans une conférence donnée lors de la dernière session de la chambre d'agriculture. Pour le consommateur, les affaires des lasagnes à la viande de cheval, des œufs au fipronil, du lait infantile contaminé par des salmonelles... « sont de plus en plus inacceptables ».
Un modèle critiqué
Le modèle agro-industriel - dans lequel les Etats-Unis sont depuis un siècle et la France depuis les années 1950 - repose sur une stratégie de domination par les coûts, les économies d'échelle. Volumes, qualité standard, prix, marketing, puissance financière... font sa force. Mais il a aussi des faiblesses : banalisation et artificialisation du produit, marchés hyper-concurrentiels, exposition aux crises, opacité et fraudes, contestation citoyenne croissante... « Il est fortement critiqué et s'essouffle, a remarqué Jean-Louis Rastoin. Les consommateurs sont en train de changer profondément. Il ne faut plus leur servir des aliments hyper-industrialisés. » Avant, leurs choix alimentaires étaient guidés par le prix, l'apparence, la rapidité et la sûreté. A présent, la santé, la naturalité, le goût, la transparence priment. Ils ont besoin d'être rassurés.
La différenciation qualitative
Pour le futur, le conférencier a évoqué deux scénarios possibles. Soit on continue dans le modèle agro-industriel, « une stratégie par les coûts ». Selon lui, il ne faut pas s'obstiner à le faire « car ce système fera de plus en plus de dégâts. On ne peut être compétitifs sur les coûts. Soit on trouve des transitions, on invente des systèmes territorialisés. La solution, c'est de monter en gamme. C'est la différenciation qualitative, la différenciation par les ressources spécifiques, avec des TPE(1) et des PME(2) de terroir. » Parmi les forces d'un modèle économique territorialisé, l'intervenant a mentionné le développement durable, le terroir, une triple proximité (dans une micro-région combiner cultures et élevages pour la fertilisation, proximité entre la matière première agricole et la transformation ainsi qu'entre l'aliment et le consommateur)... A son sens, « c'est le modèle de gouvernance du futur ».
Des entreprises agricoles multifonctionnelles
Jean-Louis Rastoin imagine l'avenir avec des entreprises agricoles multifonctionnelles, polyvalentes. Et il s'est voulu rassurant : « Demain, on ne se nourrira pas avec des pilules. L'agriculture restera la base de la production de nos aliments et pour très longtemps encore, sinon pour toujours. » Mais le revenu des agriculteurs ne proviendra pas uniquement de la production de matières premières alimentaires. Il sera complété par la production de biomasse, biomatériaux, bioénergie, des services écosystémiques...
Des solutions alternatives
Côté distribution, l'alimentation est aujourd'hui très majoritairement achetée dans la grande distribution. Jean-Louis Rastoin pense que cela devrait diminuer dans le futur, qu'il y a de la place pour les solutions alternatives. Son sentiment, c'est aussi que l'organisation doit passer par des synergies (décloisonnement, mutualisation, coopération), la territorialisation, la transparence, l'éthique. L'agronome économiste a cité des initiatives fonctionnant bien, comme « Les fermes de Figeac » (Lot), une coopérative agricole de territoire qui est dans la multifonctionnalité, avec une filiale produisant de l'énergie renouvelable, un supermarché... Ou le pain bio « Raspaillou » (Languedoc-Roussillon), réseau réunissant des agriculteurs, un meunier, des boulangers. Et des formules commerciales alternatives telles que « La cagette de Montpellier », un supermarché coopératif à but non lucratif où les adhérents sont à la fois propriétaires, travailleurs et clients. « L'avenir, a dit Jean-Louis Rastoin, ce ne seront pas des gros mastodontes mais l'économie décentralisée sur les territoires. »
Annie Laurie
(1) TPE : très petites entreprises.
(2) PME : petites et moyennes entreprises.
Trois modèles alimentaires /
Aujourd'hui dans le monde, trois systèmes alimentaires coexistent. Le premier est le modèle agro-industriel (3,9 milliards de consommateurs, soit une part de 51 %). L'industrialisation touche tous les secteurs de l'alimentation, y compris l'agriculture des pays riches et émergents. Ce système est intensif, spécialisé, concentré, mondialisé, financiarisé (« les fonds spéculatifs d'investissement sont dangereux »). Il a cependant apporté de grandes avancées : hausse des rendements, sûreté alimentaire*, praticité, baisse des prix des aliments (en monnaie constante) mais forte volatilité. Du modèle traditionnel (2,5 milliards de consommateurs, 33 %), Jean-Louis Rastoin a dit : « c'est des trappes à pauvreté (sous-alimentation, paysans dans la misère, exode) ». Et, entre ces deux systèmes, s'insèrent une multitudes de formes intermédiaires (3,9 milliards de consommateurs, 16 %), « qui sont le gisement des modèles du futur ».* Environ 15 000 décès par an imputables à des toxi-infections alimentaires collectives en France dans les années 1950 contre 160 au début des années 2000.Les insécurités /
- Malnutrition : L'humanité produit suffisamment de nourriture mais elle est mal répartie. La moitié de l'humanité est soit en déficit nutritionnel (manque de calories, vitamines...), soit en suralimentation. « C'est un constat d'échec considérable, a déploré Jean-Louis Rastoin. Les causes sont à la fois dans un modèle traditionnel qui se prolonge (sous-alimentation) et dans un modèle hyper-industriel qui rend les gens malades. Il faut en sortir. »- Instabilité des marchés (prix), fragilité des entreprises, dépendance externe (importations). « Il faut absolument réguler », dit Jean-Louis Rastoin.
- Changement climatique et épuisement des ressources naturelles (notamment des phosphates).
- Partage inégal de la valeur : sur cent euros dépensés par le consommateur pour se nourrir, six reviennent à l'agriculture. « Ce n'est pas acceptable, a appuyé l'intervenant. L'agriculture est le socle de la production d'aliments. Il n'y a plus que trois super-centrales d'achat en France. Il faut aller vers plus de coopération au sein de l'agriculture et l'agroalimentaire. »
- Opacité informationnelle sur les produits.