Pourquoi et comment mieux valoriser la matière grasse ?
Face à une conjoncture laitière complètement chamboulée depuis dix ans, les laiteries sont désormais en quête de gras. Quelle est la situation dans le bassin Alpes Massif central ?

Établies au début des années 2010, les grilles interprofessionnelles, où figure notamment le prix de la matière butyreuse, sont devenues obsolètes depuis que les cours du beurre et de la poudre se sont inversés. Même si le lait français devient de plus en plus gras, la ressource se raréfie dans l’Hexagone où le cheptel s’amenuise et où la demande reste soutenue. La France est en effet structurellement déficitaire en matière grasse (MG) depuis 2017 et importe du beurre depuis plusieurs années. Dans le même temps, elle exporte des produits laitiers à forte valeur ajoutée riches en MG. « En 2022, la France a consommé l’équivalent de 25,2 millions de tonnes de lait pour sa consommation de matière grasse, alors que la collecte n’était que de 24 millions de tonnes », d’après les calculs du Cniel (Interprofession). Pour pallier le manque de ressource nationale, les industriels importent. Ainsi, les importations de lait sont passées de 33 % en 2013 à 37 % aujourd’hui.
Des laits plus gras produits dans la région
Après avoir fléchi sous l’ère des quotas, le taux de matière grasse a augmenté de 4,5 % entre 2014 et 2023 (de 40,6 g/l à 42,46 g/l), selon un document interne du Cniel. Cette progression du taux butyreux (TB, taux de matière grasse) moyen ne compense cependant pas complètement la baisse de la collecte de lait et la production de matière grasse laitière diminue. Dans notre région, la progression du taux de matière grasse du lait est encore plus marquée. Ainsi, en Auvergne-Limousin-Corrèze (Allier, Haute-Loire, Puy-de-Dôme, Cantal, Creuse, Corrèze), la moyenne des MG est passée de 40,5 g/l en 2015 à 41,5 g/l en 2024. En Rhône-Alpes (Loire, Rhône, Ardèche, Ain, Drôme, Isère), la moyenne des MG est passée de 40,4 g/l en 2015 à 41,4 g/l en 2024, avec une progression stable. Enfin, les départements de la Savoie et de la Haute-Savoie présentent des taux plus bas (38,6 g/l en 2015 et 38,2-38,5 g/l en 2024), en raison des races laitières spécialisées dans la transformation fromagère.
Génétique, alimentation…
« Cette hausse globale reflète l'adaptation des pratiques d'élevage, avec une meilleure gestion de l'alimentation et de la génétique », estime Stéphane Joandel, président de la section régionale laitière Auvergne-Rhône-Alpes. Cependant, l'éleveur laitier ligérien considère que pour produire du lait plus riche en matière grasse, les producteurs ont besoin de prix plus rémunérateurs. C'est la raison pour laquelle, avec la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL), dont il occupe le poste de secrétaire général, il appelle à une refonte des grilles interprofessionnelles : « Après plusieurs semaines de blocage, les négociations interprofessionnelles au sein du Cniel ont repris mi-janvier. En solidarité avec le collège des producteurs du Cniel, les producteurs du Criel Alpes Massif central avaient également suspendu les discussions. Lors de la reprise des travaux interprofessionnels du Criel, le collège des producteurs a réaffirmé sa volonté d'ouvrir des discussions sur la revalorisation de la matière grasse ». Une meilleure rémunération inciterait, selon lui, les éleveurs à produire plus de MG, mais limiterait aussi la dépendance aux importations.
Paiement du gras et de la protéine
En France, le prix du lait s’exprime généralement en prix de base (euros/1 000 litres) avec une composition standard de 38 grammes par litre pour la matière grasse et de 32 grammes par litre pour la matière protéique. Le paiement du lait varie selon la valorisation qu’en tire l’industriel, les coûts de production en élevage, mais aussi selon la qualité intrinsèque du lait livré par le producteur. En effet, « le paiement du lait selon sa composition et sa qualité sanitaire est obligatoire depuis la loi Godefroy » de 1969, rappelle un dossier Idele sur le prix du lait de décembre 2023. Des grilles interprofessionnelles ont été établies pour déterminer la valeur des grammes additionnels de matière grasse et de matière protéique (au-dessus des seuils standards 38/32). Ces grilles déterminent également les conditions de paiement du lait en fonction de sa qualité sanitaire (présence de germes, cellules).
Sophie Chatenet
Les leviers pour agir sur la matière grasse du lait
Le point sur les leviers à actionner à l’échelle d’une exploitation pour augmenter les taux de matière grasse. L’avis de l’expert.
Selon Patrice Mounier, directeur de Haute-Loire Conseil élevage, le tout premier élément qui impacte, avec certitude, le taux de matière grasse (MG) du lait, c’est la race du troupeau bovin. « Certaines races, comme l’abondance, donnent un lait moins riche en MG mais plus riche en matière protéique », indique-t-il.
La génétique est le second levier incontournable. Les index des taureaux permettent aux éleveurs de faire des choix éclairés en termes de reproduction. Pour favoriser la matière grasse, il suffit d’orienter ses choix vers des taureaux améliorateurs du taux butyreux (TB). « Il faut savoir que les génisses produisent un lait moins riche en TB et en taux protéique (TP). En fin de lactation et en période de vêlage (automne hiver), les vaches produisent un lait plus concentré en matière grasse. »
Favoriser la fermentation butyrique
Le troisième levier sur lequel les éleveurs peuvent intervenir pour accroître la MG de leur lait est l’alimentation du cheptel. Patrice Mounier conseille de favoriser la fermentation butyrique : « Plus une ration est fibreuse, mieux la fibre est digérée et plus la vache fabrique de la matière grasse. Pour favoriser la rumination, les éleveurs peuvent opter pour des fourrages grossiers avec de bonnes valeurs alimentaires et digestibles ». Certains aliments permettent d’augmenter significativement le TB et peuvent être ajoutés à la ration des vaches laitières. C’est notamment le cas des pommes de terre, des betteraves et du maïs grain. Un ensilage de maïs, élaboré au bon stade (autour de 30-32 % de matière sèche) et bien haché (avec du grain bien éclaté) va permettre une bonne ingestion et donc favoriser la MG dans le lait. L’expert met en garde les éleveurs sur certains points : « Surveillez le taux de cellulose haute de la ration, il doit être compris entre 20 et 22 %, ainsi que le NDF (partie de fibre digestible). Le pâturage sur une herbe jeune entraîne un effet dépréciatif sur la MG. Enfin, il faut savoir que les colzas contenus dans les tourteaux auraient tendance à faire baisser le taux butyreux ». Pour éviter les chutes de taux (TB et TP) dans les périodes de transition alimentaire (changement de fourrage, passage au pâturage), il est possible d’utiliser du bicarbonate de soude, à l’effet tampon sur le rumen.
Véronique Gruber
Vigilance sur les butyriques
Dans sa newsletter du 5 février dernier, l’interprofession laitière Alpes Massif central (Criel AMC) alerte les éleveurs sur la possible présence de butyriques, des bactéries de type Clostridium présentes naturellement dans le sol et pouvant contaminer le lait. Lorsque les conditions leur sont défavorables, elles sont sous forme de spores et peuvent survivre plusieurs années et résister aux traitements thermiques des laits ! « Les conditions climatiques 2024 n’ont pas permis la récolte des fourrages dans des conditions toujours optimales », rappelle le Criel qui invite les éleveurs à consulter la fiche « Butyrique » éditée par le Cniel et qui récapitule les différentes mesures de maîtrise de risque sur ce sujet.
Fiche téléchargeable ici