« Sojaland » ou la grande mutation de la pampa argentine
recule aujourd’hui au profit des surfaces de soja transgénique bien plus rentables. Les Argentins ont même inventé un mot pour traduire le phénomène : la « sojizacion ». Explications au cœur de la pampa(1) fertile, à l’ouest de la capitale Buenos Aires.

L'orage est passé. La terre conserve les stigmates des millimètres d'eau absorbés avec grand peine. Depuis plusieurs semaines, le territoire est soumis à des inondations répétées. À Pergamino, petite cité à deux heures de route de Buenos Aires, devenue capitale mondiale des semences, le quotidien Democracia consacre, dans son supplément agricole mensuel Medio del Campo, un article sur les conséquences de l'intensification des cultures sur l'érosion, exhortant les producteurs à inclure plus de graminées dans la rotation des cultures. Le soja n'est pas cité nommément comme le responsable, ce serait sans doute crime de lèse-majesté dans ce coin de la pampa devenu le paradis des grands semenciers mondiaux.
Pachamama devient tierra-banco
C'est ici, dans les grandes plaines humides, que la terre agricole possède la valeur la plus élevée de tout le pays, entre 10 000 et 15 000 US dollars l'hectare. Le paysage ? Des plaines à perte de vue que viennent à peine contrarier quelques rangées d'eucalyptus et d'immenses panneaux publicitaires à l'effigie de grandes sociétés semencières internationales. Bienvenue à Sojaland. La culture de l'oléagineux accapare aujourd'hui, à titre d'exemple, près de 80 % de la surface agricole utile de la localité de Pergamino. La métamorphose s'est opérée dans les années 1990. Les cultures ont grignoté peu à peu l'espace, les pâtures notamment ; le labour a cédé la place au semis direct rendant le sol plus compact et moins filtrant ; l'usage des fertilisants et pesticides a explosé et les sols se sont rapidement dégradés. Le taux de matière organique dans le sol a été divisé par deux en une vingtaine d'années. L'arrivée de la fameuse semence de soja transgénique (RR), résistante au glyphosate, a fait croître de matière spectaculaire l'usage de l'herbicide. Il est utilisé à hauteur de 12 litres par hectare, qui plus est, à forte concentration (450 gr/l de matière active). Cette évolution culturale s'est aussi accompagnée d'une forte concentration des terres et de l'agrandissement des exploitations. Entre 1988 et 2002, le tiers des producteurs a disparu.
Recul des pâturages et baisse de la consommation de viande
À l'Inta (institut technique national agricole), l'équivalent de notre Inra, dont Pergamino accueille le plus grand centre d'essais (470 ha), les ingénieurs agronomes travaillent sur des orientations plus vertueuses : fertilisation modérée, rotations de cultures, diminution des pesticides, utilisation de variétés résistantes, lutte contre l'érosion des sols. Le nouveau gouvernement envisage de faire voter une loi pour inciter fiscalement les producteurs à un usage raisonné des pesticides et à une meilleure rotation des cultures. Mais combien de temps faudra-t-il pour mettre en application ces bonnes pratiques ? On le reconnaît volontiers du côté de l'institut technique, « les grands producteurs ont une vision court-termisme, La Pachamama (la terre-mère, terre nourricière) est devenue tierra-banco ». La traduction n'est pas nécessaire... Cette reconversion de la pampa affecte direc-
tement l'élevage allaitant qui recule vers le nord du pays. Autrefois en total plein air, l'engraissement se termine aujourd'hui dans les feedlots. Les bêtes sont au pâturage jusqu'à 150 kg puis sont nourries aux grains pour atteindre 320 kg. Conséquence, le prix de la viande augmente et les Argentins - par ailleurs soumis à une forte inflation - commencent à la bouder au profit d'autres protéines animales moins coûteuses. Une véritable révolution culturelle ! Ainsi en 2016, la consommation de viande bovine s'élevait à 57,1 kg/habitant, une chute de plus de 4 % par rapport à l'année précédente et le plus faible total depuis des lustres. Parallèlement, la consommation cumulée de poulets et de porcs a atteint 64 kg/habitant. C'est la première fois, dans l'histoire du pays, que le bœuf se retrouve ainsi dépassé. Un phénomène qui commence à inquiéter le ministère de l'agro-industrie qui s'est fixé comme objectif de maintenir la diète argentine. Heureusement pour les éleveurs, le pays est encore relativement épargné par le lobbying vegan.
Urgence laitière
Du côté des éleveurs laitiers, l'atmosphère est encore plus morose. Certains spécialistes évoquent même « la pire crise de l'histoire de la filière ». En 2016, la production a chuté de plus de 14 %, s'abaissant à 9 711 millions de litres. Un affaissement attribué à la conjugaison de deux facteurs : les fléaux climatiques (notamment un excès d'eau en avril 2016) et la crise économique qui a secoué le pays. Et 2017 ne commence pas sous les meilleurs auspices avec de nouvelles pluies torrentielles qui sont venues détruire les ressources fourragères et les voies d'accès et perturber le confort des animaux. Du coup, les entreprises laitières doivent se battre pour assurer leur approvisionnement. Conséquence, le prix moyen du litre est passé de 4,71 à 5 pesos(2) en quelques mois. Mais ce n'est pas encore suffisant selon les producteurs. « Il nous faudrait une rémunération de 6 pesos par litre », estime M. Neri, responsable de production d'une exploitation de 3 000 vaches laitières dans la province de Buenos Aires. Les éleveurs ne peuvent même pas espérer se tourner vers des marchés de niche. Certains avaient tenté l'aventure du lait bio il y a quelques années. Faute de rentabilité - pour eux comme pour la laiterie - ils ont dû renoncer.
David Bessenay
(1) : plaine.
(2) Environ 0,33 euro/litre.
