Vendre son lait et son territoire

Au cœur du Vercors, à Rencurel, Henri Chabert élève 28 vaches laitières en bio. Il vend son lait à la coopérative Vercors lait qui le transforme en bleu du Vercors-Sassenage. Il présente ses méthodes de travail aux élus des communes voisines venus à Rencurel à l'occasion de la présentation de la Fête du bleu. « Avec le séchage en grange, on gagne en manipulation », explique l'agriculteur avant de se diriger vers l'échelle pour rejoindre le séchoir à l'étage. Ayant agrandi son bâtiment en 2009, il a installé une griffe pour transporter le foin. A l'aide des manettes, il dépose le foin au sol, à quelques centimètres de ses montbéliardes. Cette technique permettrait d'avoir une meilleure qualité de foin.
Séchage en grange
Pour Daniel Vignon, président de l'interprofession de l'AOP du bleu du Vercos-Sassenage, cette technique présente aussi des avantages économiques « et moins de tracteur à l'année ». Mais il faut prendre en compte le coût d'électricité pour sécher le foin régulièrement ainsi que celui de l'installation. « Entre le ventilateur, la rampe, le matériel et les deux cellules de séchage, j'en ai pour 60 000 euros sans la main-d'œuvre », explique Henri Chabert. A chacun de peser le pour et le contre. L'éleveur est passé en agriculture biologique en 2010. Il reconnaît que la labellisation ne lui a pas beaucoup changé ses pratiques. « Au tarissement, pas de gros changements et l'alimentation non plus. Le seul écart, il est financier avec l'achat de céréales et tourteaux bio qui sont plus chers ». En 2003, il avait déjà tenté la labellisation mais n'était pas allé jusqu'au bout. « Je n'avais pas assez de surface. J'avais 35 hectares. Aujourd'hui j'en ai 50 ». Côté élevage, le troupeau compte des montbéliardes,une villarde, et 18 génisses.
L'exploitation « tourne », dans son cadre montagnard, mais Henri Chabert se dirige vers la retraite et commence à songer à un repreneur. Ça tombe bien, la reprise d'exploitation c'est aussi une préoccupation de la coopérative Vercors lait, de l'AOP du bleu du Vercors-Sassenage et des élus présents.
Virginie Montmartin
Stratégie / Les AOP bleu du Vercors-Sassenage, bleu de Gex et fourme de Montbrison ont décidé de s’associer pour combler leur déficit de notoriété. Les retours de la campagne de communication commune menée en direction des crémiers-fromagers au début de l’année sont excellents.
Des p’tits bleus culottés
Alors que l’époque est plus à se tirer dans les pattes pour conquérir des marchés, trois AOP ont choisi de s’associer pour communiquer. Amorcée l’an dernier par les filières bleu du Vercors-Sassenage, bleu de Gex et fourme de Montbrison, cette stratégie culottée a conduit les techniciens et les responsables professionnels à mettre l’accent sur leurs points communs plutôt que leurs différences. Une première.Les fromagers : une cible stratégiqueL’idée a germé en 2016, lorsque les trois interprofessions ont commencé à réfléchir ensemble à la manière de combler leur déficit de notoriété. « On se croise souvent dans les rencontres professionnelles, les fêtes ou les salons : à chaque fois, on constate qu’on a les mêmes contraintes techniques et financières, explique Chrystelle Hustache, chargée de mission du syndicat interprofessionnel du bleu du Vercors-Sassenage (Siver). C’est comme cela que, peu à peu, nous nous sommes retrouvés autour de l’idée de lancer une campagne de prescription auprès des crémiers-fromagers. Pour nous, c’est une cible stratégique : ce sont eux qui connaissent le mieux nos produits et peuvent les conseiller aux consommateurs. »
La tactique arrêtée, restait à la mettre en musique. Les trois AOP sautent le pas en 2018, mutualisant leurs moyens pour mieux se faire connaître et développer leurs ventes de fromage au sein d’un marché déjà très concurrentiel. Mais pour lancer une campagne commune, il faut se mettre d’accord sur des « points communs qui créent des liens ». Pas si simple quand on vient d’horizons différents. « Nous avons fait pas mal de réunions pour affirmer une identité commune », confie Aurélie Passel, du syndicat de la fourme de Montbrison.
La localisation géographique s’impose rapidement comme une évidence : les trois appellations se situent en Auvergne-Rhône-Alpes, dans des territoires situés à plus de 700 mètres d’altitude. Chaque fromage bénéficie également d’une AOP et de son corollaire, un cahier des charges très strict. Autre caractéristique partagée : ils s’affirment tous trois comme des bleus plutôt doux, qui « jouent plus sur la finesse que sur la puissance ». Voilà pour la partition.Jouer l’humain
L’orchestration a été confiée à l’agence Pamplemousse. Sa mission : donner envie à des professionnels déjà ultra-sollicités de commander ces trois « bleus de caractère » et de les conseiller à leur clientèle. L’agence propose de jouer sur la corde sensible, en appuyant le côté humain et authentique des trois productions fromagères. Le principe validé, la campagne est axée sur les conditions de production artisanale, donc les femmes et les hommes qui produisent le lait, fabriquent les fromages et les affinent, mais aussi sur les grandes préoccupations sociétales du moment, à commencer par le bien-être animal. La campagne a ensuite été déclinée via une palette d’outils : visuels sympas, bannières communes, site web, page facebook, newsletter, communiqués de presse ciblant les journaux professionnels...
Lancée en grande pompe au Salon international de l’agriculture, la campagne fait rapidement mouche. D’Auvergne-Rhône-Alpes à la région parisienne en passant par l’Alsace, les crémiers-fromagers saluent cette dynamique commune. « L’idée est très belle, apprécie Benoît Charron, fromager à Villeurbanne et président sortant de l’Union des fromagers Auvergne Rhône-Alpes. Le but du jeu, c’est de faire connaître ces trois bleus doux, moins illustres que le roquefort ou le bleu d’Auvergne. Cela suppose de construire une autre approche, d’y aller petit à petit, de pousser un peu les codes. Le côté humain de cette initiative me plaît beaucoup. »
Il n’est pas le seul. Nombre de fromagers la trouvent surprenante mais cohérente. « Ce n’est pas absurde du tout : on comprend très bien que l’union fait la force, estime Ludovic Bisot, meilleur ouvrier de France (MOF) installé à Rambouillet. Ce sont trois bleus qui ne peuvent pas se concurrencer : ils sont trop petits et pas assez connus. En revanche, en associant leurs forces, ils peuvent rivaliser avec les grosses équipes de type roquefort ou bleu d’Auvergne. »Appellations complémentaires
Ambassadeur de longue date du bleu du Vercors-Sassenage, Bernard Mure-Ravaud est sur la même longueur d’onde. Il n’a d’ailleurs pas hésité à soutenir l’initiative, en acceptant de prêter sa gouaille et son minois à la campagne de communication. « C’est une démarche judicieuse car ce sont trois appellations complémentaires, considère le fromager grenoblois, MOF lui aussi. La fourme de Montbrison se découpe facilement et convient très bien pour les plateaux apéritifs. Je conseille plus le bleu de Gex ou le bleu du Vercors comme fromages de table ou dans des préparations culinaires comme la fondue ou la vercouline. »
Si l’initiative « n’est pas forcément bien comprise par tout le monde dans la profession », regrette Daniel Vignon, producteur fermier en Drôme et président du Siver, elle a créé une belle émulation au sein des filières. « Ça nous fait du bien de travailler ensemble, reconnaît Chrystelle Hustache. Nous sommes si petits que nous nous sentons parfois un peu isolés. Nous avons besoin de nous rassembler, de nous recaler, de confronter nos idées pour avancer. » Un point de vue partagé par sa jeune homologue en charge du bleu de Gex : « C’est d’autant plus stimulant que nous avons tous des expériences différentes et que nous pouvons en faire profiter les autres », témoigne Sophie Léret. Et sa collègue Aurélie Passel, en charge de la fourme de Montbrison, d’ajouter avec une pointe d’humour : « De toute façon, nous sommes tellement petits que nous ne pouvons pas nous marcher dessus ! »
La démarche a également été très bien perçue par les financeurs des interprofessions, en l’occurrence les élus des territoires dans lesquels sont produits les trois fromages (1). « Il y a un petit côté innovant qui n’est pas désagréable », savoure Daniel Vignon qui ne fait pas mystère de viser des commerces haut de gamme. « Avec nos petites productions, à défaut d’avoir la quantité, nous pouvons offrir la qualité ». Une qualité qui, en production fermière, peut se voir rémunérée jusqu’à 1 000 euros la tonne (en lait bio), selon lui. De quoi susciter des vocations.
Marianne BoilèveLes trois bleus en chiffres (en cliquant ici)
(1) Ain, Drôme, Isère, Jura et Loire.