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étude

“ La valeur économique des exploitations  supérieure à  la valeur patrimoniale ”

Le projet de recherche Farm-Value* a réuni plusieurs équipes d’économistes et de sociologues pour mieux appréhender la valeur de l’exploitation agricole. Philippe Jeanneaux, enseignant-chercheur à VetAgroSup, y a participé.

“ La valeur économique des exploitations  supérieure à  la valeur patrimoniale ”
L’étude Farm-Value a montré que la valeur totale de reprise dépend de la taille, du statut juridique et du type de production de l’exploitation, ainsi que du genre et du niveau d’éducation des cédants et repreneurs. ©Adobe Stock

Qu’appelle-t-on « valeur » d’une exploitation et comment est-elle mesurée ?
Philippe Jeanneaux : « La valeur d’une exploitation n’est pas une information immédiatement disponible et donnée par son prix de marché par exemple. Elle doit être construite et plusieurs approches sont possibles, produisant des résultats parfois très différents. De plus, elle intègre non seulement des aspects économiques, mais également d’autres éléments, plus psychologiques notamment. C’est donc un enjeu essentiel que de comprendre les différentes modalités d’appréciation en particulier lorsqu’elles interviennent au moment de la transmission d’une ferme. »

Comment avez-vous opéré pour décortiquer ce patrimoine ?
P. J. :  « Deux démarches ont été conduites. L’une de nature purement économique avec des analyses statistiques à partir de bases de données structurelles et comptables existantes (du Réseau d’information comptable agricole-RICA ou de la Mutualité sociale agricole) et une enquête quantitative spécifique sur la transmission auprès d’environ 200 agriculteurs (87 % de repreneurs et 13 % de cédants) installés principalement dans des élevages bovins lait et viande du Puy-de-Dôme, du Doubs et d’Ille-et-Vilaine. En parallèle, une démarche plus sociologique a été menée avec une centaine d’entretiens qualitatifs auprès de repreneurs, cédants et prescripteurs, complétés par des résultats de monographies sur le sujet. »

Quels principaux enseignements avez-vous tiré de ce travail mené sur cinq ans ?
P. J. : « La valeur d’une exploitation diffère fortement selon la production agricole principale, la méthode d’évaluation utilisée, l’existence ou non et la nature des liens entre cédants et repreneurs, l’importance du foncier et de la maison d’habitation, et les acteurs qui accompagnent les agriculteurs (conseillers agricoles, experts comptables, fonciers et agricoles, notaires, etc.). Deux modes majeurs d’évaluation sont ressortis de cette étude, déjà souvent considérés comme tels auparavant : l’un aboutissant à la valeur économique, l’autre à la valeur patrimoniale. Tous deux sont basés sur les flux de trésorerie − le premier sur une durée fixée toutefois −, et le patrimoine des exploitations. Ce que montre Farm-Value et qui est peut-être moins souvent évoqué : rapportées au chiffre d’affaires ou à la surface agricole utile (SAU), la valeur économique est généralement supérieure à la valeur patrimoniale dans la plupart des filières, sauf en production de viande bovine, où c’est l’inverse. En élevage laitier, la valeur économique et patrimoniale atteint, en moyenne, 1,5 année de produits hors foncier. »

Au final quel est le patrimoine moyen des agriculteurs actifs de plus de 50 ans ?
P. J. : « Son niveau brut moyen dépasse 800 000 € en raison d’investissements conséquents dans des actifs professionnels. Mais contrairement aux autres professions indépendantes (artisans, commerçants), les agriculteurs transmettent une part plus grande de leur patrimoine professionnel au moment de leur retraite. La conséquence : une très forte baisse de leur actif total brut (proche en moyenne de 400 000 € pour les retraités), liée au désendettement, aux donations et, sans doute, au mode de valorisation des actifs professionnels agricoles. »


Qu’en est-il de la valeur de reprise des exploitations ?
P. J. : « En effet, nos travaux ont également porté sur la valeur de la reprise de l’exploitation qui est un facteur important pour l’accès au métier. L’analyse a été réalisée à partir du traitement des dossiers de demande d’aide à l’installation pour la période 2007 à 2017. Les résultats montrent que, si la valeur de la reprise est d’environ 80 000 €, des investissements sont réalisés dans les quatre premières années pour un coût supplémentaire de près de 200 000 €. La valeur totale de reprise dépend 
cependant de la taille, du statut juridique et du type de production de l’exploitation, ainsi que du genre et du niveau d’éducation des cédants et repreneurs. Dans les échanges avec les prescripteurs enfin, la famille apparaît comme une contrainte dans le processus de transmission, qui complique la composition du patrimoine et fait monter la valeur de la ferme. Cette étape clé de la vie de l’exploitation génère des problématiques juridiques et fiscales qui engagent l’exploitant et ses cohéritiers, et auxquelles les familles ne sont pas toujours préparées. D’où l’importance de se faire accompagner, sachant que la création de sociétés est généralement encouragée pour faciliter la transmission aux enfants tout en sécurisant la fonctionnalité du patrimoine professionnel pour le repreneur. » 

Propos recueillis par Sophie Chatenet
*« Mieux comprendre la valeur d’une exploitation agricole et son calcul » : tel est l’objectif du projet de recherche Farm-Value, piloté par l’Inrae et financé par l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) entre 2017 et 2021.

La terre, ce lien puissant 

L’étude du patrimoine des agriculteurs avant et après retraite souligne le rôle particulier joué par le patrimoine foncier au moment de la transmission. Le foncier est de plus en plus considéré comme une réserve de valeur, ou comme un moyen de conserver un lien affectif à son territoire, ou encore comme un levier pour conserver une petite activité agricole. De plus, la maison d’habitation du cédant jouit d’une valeur importante à prendre en compte dans les interactions de transmission et fait partie intégrante de la représentation de la valeur de l’exploitation chez le cédant. Elle augmente de manière conséquente la valeur du bien professionnel transmis.

Cédant-repreneur : quand la rencontre conditionne aussi la valeur du bien

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Le tuilage ou la collaboration entre repreneur et cédant est crucial. © DR

Les conditions dans lesquelles se passent la rencontre entre le cédant et le repreneur est aussi un facteur à prendre en compte dans l’estimation de la valeur du bien transmis. 
Les résultats du projet Farm-Value révèlent que l’estimation de la valeur du bien transmis par les cédants est corrélée, de façon négative, à la valeur qu’ils accordent au repreneur, qu’il soit issu du cadre familial ou non. Plus le repreneur est doté d’une appréciation positive en matière de compétences à pérenniser l’exploitation, plus le cédant fait des arrangements qui diminuent le prix de la reprise de l’exploitation. 
De nouvelles formes de collaboration
La transmission en dehors du cadre familial fait ainsi apparaitre de nouvelles formes de collaboration au travail en agriculture entre le cédant et le repreneur. La combinaison des analyses économiques et sociologiques, met en évidence le rôle crucial du tuilage ou de la collaboration, entre le cédant et le repreneur. Cette collaboration permet une meilleure prise en main de l’exploitation à reprendre, et de limiter une baisse de performance qui a été mesurée comme survenant généralement dans les trois à cinq ans suivant l’installation du repreneur.